"Biopoésie", Eduardo Kac, Formules, N° 10, juin 2006, pp. 425-430, "Littérature Numérique et caetera", Paris. Première publication: Cybertext Yearbook 2002-03, Edited by Markku Eskelinen & Raine Koskimaa, University of Jyvaskyla, Finland, 2003, pp. 184-185.

BIOPOÉSIE

Eduardo Kac


Depuis les années 1980, la poésie s’est nettement éloignée de la page imprimée. Avec les nouveaux environnements offerts à l’écriture comme à la lecture, du minitel jusqu’au PC, nous avons vu se développer de nouveaux langages poétiques. La vidéo, l’holographie, la programmation, le Web ont étendu encore les possibilités de cette nouvelle poésie et l’accès à ses productions. Aujourd’hui, dans un univers de clones, de chimères et de créatures transgéniques, il est temps d’envisager de nouvelles directions pour la poésie in vivo. Je propose ci-dessous, à cet effet, divers recours à la biotechnologie et aux organismes vivants, nouveaux domaines de création verbale, paraverbale et non-verbale.

1) Performance microbotique : A écrire et présenter, avec un micro-robot, dans la langue des abeilles, pour un public d’abeilles, comme une danse à demi fonctionnelle, à demi fictionnelle.

2) Ecriture atomique : Disposer avec soin des atomes et créer des molécules afin de constituer des mots. Faire s’exprimer ces mots moléculaires sous la forme de plantes, qu’il faudra ensuite laisser se ramifier en mots nouveaux, par mutation. Contempler et humer la grammatologie moléculaire des fleurs obtenues.

3) Interaction dialogique de mammifères marins : Composer un texte sonore en manipulant des paramètres de hauteur et de fréquence enregistrés lors d’une conversation de dauphins ; faire écouter ce texte à un public de dauphins. Observer les réactions d’un public de baleines et vice versa.

4) Poésie transgénique : Synthétiser de l’ADN selon des codes inventés de façon à écrire des mots et des phrases utilisant la combinaison des nucléotides. Incorporer ces mots et phrases d’ADN dans le génome d’organismes vivants, qui les transmettront à leur descendance en les combinant à des mots d’autres organismes. Par mutation, perte naturelle ou échange d’ADN, de nouveaux mots, de nouvelles phrases apparaîtront. Relire le transpoème à rebours en suivant les séquences de l’ADN.



5) Infracoustique téléphantine : Grâce à de puissantes ondes ultrasonores, les éléphants sont capables de tenir entre eux des conversations jusqu’à des distances de huit miles. Ces échanges peuvent être perçus, par des humains sensibilisés, en tant que variations de la pression de l’air. Créer des compositions d’infrasons fonctionnant comme les appels à distance des éléphants et les transmettre de loin à une population d’éléphants des forêts.


6) Inscriptions amibiennes : Ecrire à la main sur un milieu comme de l’agar-agar à l’aide de colonies d’amibes et observer leur croissance, leurs mouvements et leurs interactions jusqu’à métamorphose ou disparition complète du texte. Observer ces inscriptions à l’échelle microscopique et macroscopique simultanément.

7) Signaux de luciférase : Par la manipulation des gènes qui codent la bioluminescence, transformer des lucioles en bardes afin qu’elles emploient leur lumière selon des dispositions fantasques (créatives), au-delà des emplois naturels (pour effrayer les prédateurs, attirer des partenaires ou piéger des créatures plus petites afin de les dévorer).

8) Composition biochromatique dynamique : Employer le langage chromatique du calmar pour créer de fantastiques dispositions colorées. Communiquer ainsi des idées puisées à  l’Umwelt du céphalopode mais suggérant d’autres expériences possibles.

9) Littérature aviaire : Enseigner à un perroquet gris du Gabon non seulement à lire et à parler, à manipuler des symboles, mais encore à composer et présenter des pièces.

10) Poétique bactérienne : Deux colonies identiques de bactéries colonisent une boîte de Pétri. L’une d’elles a codé dans un plasmide un poème X, tandis que l’autre y a mis un poème Y. Comme elles se disputent les mêmes ressources, ou partagent leur matériau génétique, l’une d’elles peut-être survivra à l’autre, ou bien de nouvelles bactéries peut-être surgiront par transfert horizontal du gène poétique.

11) Xénographiques : Transplanter un texte vivant d’un organisme à un autre et vice versa, afin de créer un tatouage in vivo.

12) Texte tissulaire : Cultiver un tissu vivant en forme de structures verbales. Obtenir son lent développement jusqu’à ce que les structures verbales forment un film entièrement couvrant qui les fasse elles-mêmes s’effacer.

13) Protéopoétique : Créer un code qui convertisse les mots en aminoacides et produire par ce moyen un poème-protéine tridimensionnel évitant ainsi complètement le recours à un gène pour coder la protéine. Ecrire la protéine directement. Synthétiser le poème-protéine. Le modéliser dans un média numérique et non-numérique. L’exprimer sous forme d’organismes vivants.

14) Agroverbalia : Utiliser un faisceau électronique pour écrire différents mots sur une surface de graines. Faire pousser les plantes et observer quels mots produisent les plus robustes. Planter des graines selon diverses dispositions signifiantes. Explorer l’hybridation des significations.

15) Nanopoésie : Assigner une signification à des grains quantiques et à des nanosphères de différentes couleurs. Les exprimer en cellules vivantes. Observer leurs mouvements,  la direction de ces mouvements. Lire les mots-quanta et les nanovocables tandis qu’ils se déplacent dans la structure interne tridimensionnelle de chaque cellule, c’est-à-dire observer les trajectoires vectorielles à l’intérieur d’une cellule. La signification change continuellement, selon que certains des mots-quanta et nanovocables se trouvent à proximité de certains autres, selon qu’ils se déplacent vers eux ou s’en éloignent. La cellule toute entière est le substrat de l’écriture, champ de significations potentielles.

16) Sémantique moléculaire : Créer des mots moléculaires en assignant une signification phonétique à des atomes individuels. Par nanolithographie Dip-Pen, distribuer les molécules sur une surface en or, atomiquement plane, afin d’écrire un texte nouveau. Ce texte est fait de molécules, qui sont elles-mêmes des mots.

17) Carbogramme asyntaxique : Créer des nanoarchitectures verbales suggestives, de seulement quelques milliardièmes de mètre de diamètre.

18) Métaphores métaboliques : Tenir sous contrôle tout le métabolisme de certains micro-organismes d’une vaste population, dans un média épais, en favorisant la production de mots rendus éphémères par leur réaction aux conditions spécifiques de l’environnement, l’exposition à la lumière par exemple. Laisser ces mots vivants se dissiper d’eux-mêmes. Lecture et écriture se constituent en la disparition éventuelle du texte.

19) Ecoute haptique : Procéder à l’implantation sous-cutanée d’un micropouce possédant la faculté au moindre contact (en appuyant dessus) d’émettre un poème-son. Le son n’est pas assez développé pour être entendu à travers la peau. L’auditeur doit se trouver en contact physique avec le poète afin que le son puisse voyager du pouce, à travers le corps du poète, jusqu’au corps de l’auditeur. Ce dernier devient le média par lequel le son est transmis. Le poème entre dans le corps de l’auditeur non par ses oreilles mais de l’intérieur, par le corps tout entier.

20) Scriptogénèse : Créer un organisme vivant entièrement nouveau, n’ayant encore jamais existé, en assemblant d’abord des atomes en molécules par « écriture atomique » ou « sémantique moléculaire ». Organiser ensuite ces molécules en un chromosome minimal mais fonctionnel. Obtenir par synthèse un noyau qui puisse contenir le chromosome, ou bien introduire ce dernier dans un noyau existant. Procéder de même pour la cellule entière. La lecture consiste à observer les transformations cytopoétologiques du chromosome scriptogénique, d’un bout à l’autre des processus de croissance et de reproduction de l’organisme unicellulaire.
La robeille (abeille robot) permettrait à un poète d’écrire un texte de danse pour une exécution qui n’ait aucune référence au monde physique (c’est-à-dire que cette danse n’enverrait pas les abeilles à la recherche de pollen). En revanche, la nouvelle choré-graphie (cinénotation) aurait toute chance, étant à soi-même sa propre référence, de faire mouche (à miel).

Début d’un nouvel alphabet. On peut créer des lettres avec des nanotubes de carbone, minuscules cylindres de seulement quelques milliardièmes de mètre de diamètre, comme c’est le cas pour cette lettre T. Les mots créés à cette échelle nanométrique peuvent être stabilisés selon les lois de la dynamique moléculaire quantique. C’est la première lettre du mot TOMORROW (DEMAIN en anglais).

En assignant des valeurs sémantiques spécifiques aux aminoacides, un poète peut écrire une protéine. La protéine « Genesis », ci-dessus, écrit, de façon très critique, la prescription biblique : « Que l’homme ait autorité sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur tout le vivant qui se meut sur la terre ».

Commencer par ramasser de la vase au fond d’un lac ou d’une rivière. Créer une large boîte plate, transparente, à fermeture hermétique, et y introduire la vase, ainsi que de l’eau du lac ou de la rivière, de la cellulose (prendre pour cela les pages les plus intéressantes d’un journal), du sulfate de sodium et du carbonate de calcium. Fermer la boîte. A peu près 5000 micro-organismes différents (bactéries et  archaea  procaryotiques) vont la peupler.   Placer alors sur la boîte, en lettres (découpées,) opaques, les mots que l'on veut faire déchiffrer. Exposer le tout à la lumière, les mots agissant comme un cache. Au bout d’environ deux semaines le texte dessous sera assez sombre pour une lecture aisée. Exposer enfin l’entière surface à la lumière ambiante et laisser les mots se dissiper. A l’intérieur de la chambre close, la population recyclera les substances nutritives et en vivra sans apport extérieur.


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