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Eduardo Kac, artiste visionnaire, instigateur de la bio art, érige en œuvres des organismes vivants qu'il transforme et manipule pour montrer au monde l'avenir de la nouvelle humanité composée d'êtres hybrides génétiquement ou électroniquement modifiés, mêlant les spécificités de l'homme, du végétal, de l'animal et de la machine.
Propos recueillis par Cyril De Graeve et Ariel Kyrou
Son nom, Eduardo Kac, ne parle guère au grand public. Pourtant, qui n’a pas entendu parler ou aperçu la photo de sa lapine fluo, née avec un gène de méduse ? Alba est entrée dans notre imaginaire, et avec elle l’idée très concrète de vivre demain au quotidien en compagnie d’êtres transgéniques. En l’an 2000, lorsque la lapine est née dans un laboratoire, et que ce laboratoire scientifique n’a plus voulu la laisser vivre tranquillement avec son père adoptif, son concepteur visionnaire a lancé une campagne de presse afin de libérer son « œuvre vivante ». A l’époque, puis pendant les années qui ont suivi où le débat n’a pas fini de rebondir, d’aucuns ont accusé Eduardo Kac de se prendre pour un Dieu. De « jouer avec le feu » de la nature. Il est de ceux, en effet, qui ont inventé le « bio art » ou « art transgénique ». Il vient d’ailleurs d’éditer, fin juin chez MIT Press, un immense ouvrage collectif titré Signs Of Life, Bio Art And beyond, résultat de huit années de travail avec la crème des artistes du genre ainsi que des éthologues et philosophes. Aux côtés de réflexions de Yves Michaud ou l’américaine Barbara Stafford, on y trouve par exemple un texte du duo australien Symbiotica, créateur de Pigs Wings, « sculpture vivante » constituée de cellules de la mœlle osseuse de cochons, cultivées sur « des polymères bio-absorbables dans trois structures en formes d'ailes ». Un être en partie fabriqué par nos soins est-il une machine ou un animal comme les autres ? Le bio art fascine et inquiète. Car il concrétise nos ambiguïtés et fantasmes. Kac voit d’ailleurs son art comme une sorte de philosophie en actes, mettant en forme plutôt qu’en mots ses interrogations sur la vie, sur les machines, sur l’humanité. Il expose jusqu’à la fin juillet 16 œuvres à la galerie parisienne In Situ Fabienne Leclerc, y compris une œuvre vivante. Ce Brésilien, né de parents polonais ayant fui le nazisme, vit depuis 20 ans à Chicago, quand il ne court pas de Paris, où il vient de passer un an, à Valence, qui lui consacre dans son Musée d’art moderne une rétrospective fin septembre 2007. Dès le milieu des années 1980, il a créé des œuvres de téléprésence, nous mettant au milieu de vrais oiseaux dans la « peau » d’un perroquet dans sa cage, animal de métal qui permettait aux hommes voyant depuis ses yeux de s’observer eux-mêmes avec le casque de réalité virtuelle… Kac utilise Internet dans ses installations depuis près de quinze ans ! Il n’est pas le chantre, loin s’en faut, d'une quelconque post-humanité. Qu’il s’agisse d’Alba ou des tableaux qui évoluent comme des plantes de sa dernière série Specimen Of Secrecy About Marvelous Discoveries, il explore sans juger ou chercher de morale. Un des mots qu’il a créé pourrait résumer sa démarche : « télempathie ». Rencontre avec un artiste véritablement contemporain.
Chronic'art : Alba, la fameuse lapine fluo que vous avez créé en 2000, reste incontestablement aux yeux du public votre œuvre la plus marquante, la plus polémique. Comment le projet a vu le jour ?
Eduardo Kac : C'est dans le cadre de l'exposition AvignoNumérique, pour laquelle on m'avait invité, que j'ai proposé cette idée de faire naître une lapine transgénique fluorescente avec le gène d’une méduse implanté dans son organisme. J’avais demandé un devis à un labo privé, mais à la fin AvignoNumérique n’avais pas le budget. Nous nous sommes donc tournés vers les chercheurs de l’INRA (Institut national de la recherche agronomique) qui ont accepté de s’en charger bénévolement.
Vous n’avez rencontré aucune difficulté pour convaincre l’INRA ?
Ils ont accepté car il ne s’agissait pas d’une opération commerciale et que l’objet de cette création était d’ouvrir un débat public sur la question de la transgénie, débat auxquels les scientifiques auraient pris part.
Mais les difficultés sont apparues par la suite, dès que le lapin a vu le jour…
Oui, il était entendu que la toute jeune lapine me rejoigne ensuite à Avignon, qu’elle vive avec moi et soit présentée au public dans une galerie. Il était primordial que le public partage le même espace que l’animal et moi ensemble, qui se serait baladé en toute liberté dans le lieu. Je voulais impérativement éviter tout freak show, ne surtout pas montrer la lapine comme un objet d’observation, mais créer bien au contraire une situation dialogique, sociale, relationnelle et interpersonnelle, thématiques récurrentes dans mon travail. Etant à l'origine du projet, j'étais responsable de la vie de l'animal. Je n’étais pas à Avignon lorsque j’ai reçu un mail me signalant que le directeur de l’INRA, Paul Vial, que je ne connaissais pas car je travaillais en direct avec les chercheurs, avait pris la décision de ne pas laisser sortir la lapine du labo, de la consigner dans sa cage. Pourquoi ce mail, subitement, alors que cet être vivant était né, qu’il était tout à fait normal et en parfaite santé ? Bref, mon œuvre était censurée.
Quelle était la raison de cette censure ?
Officiellement, l'INRA affirmait que les conditions requises pour la survie de la lapine à l’extérieur du labo n'étaient pas garanties. C'était ridicule, car le gène de méduse n’affecte en rien la santé de l’animal, et que personne n’a jamais pris la peine de me signaler ces hypothétiques conditions à respecter, que nous n’avons donc pas eu l'opportunité de créer. Non, je suis certain qu’ils ne nous ont pas dit la vraie raison de cette rétractation.
Selon vous, quel était le véritable problème ?
Il faut se souvenir du contexte de l’année 2000, très particulier du fait de la maladie de la vache folle et du terrible scandale dit du « sang contaminé ». Je pense que l’INRA a eu peur que le débat autour de la lapine transgénique ne suscite encore plus de polémiques contre la science. Son directeur a sans doute craint qu’on n’attaque dans la presse ou ailleurs les travaux de son propre laboratoire, par exemple sur les OGM, et ce d’autant plus qu’un artiste tel que moi est perçu par certains scientifiques et surtout leurs pontes administratifs comme quelqu’un de totalement incontrôlable.
La lapine n'est donc jamais sorti du labo ?
Jamais.
Mais vous avez quand même pu la voir ?
Une fois seulement peu après sa naissance, au laboratoire de Jouy-en-Josas. Je l'ai d’ailleurs prise en photo un peu par hasard puisque j’étais absolument certain qu'elle viendrait chez moi par la suite, comme un animal de compagnie…
Malgré cette censure, et grâce à cette photo, vous avez tout de même réussi par la suite à faire vivre Alba au cœur de la société, dans l’esprit d’un tas de gens…
Comme réaction à la censure, j’ai décidé de lancer une campagne de libération de la lapine enfermée au laboratoire de l’INRA. J’ai créé et collé des affiches, j’ai fait des interventions au Forum des images, à la Sorbonne, dans des émissions sur Canal + et Paris Première. La presse, également, a beaucoup relayé la campagne « Free Alba » . Au final, le débat sur la transgénie, mais aussi sur la liberté de l’artiste, a largement dépassé le cadre d’une intervention à AvignoNumérique. Je suis resté en France treize jours en décembre 2000, je travaillais de 9h00 du matin jusqu'à 21h00 le soir pour placarder partout de grandes affiches à l’effigie d’Alba dans Paris. L’image d’Alba était sans fond pour renforcer la valeur symbolique du lapin trangénique, pour en faire une sorte d’icône, un message hypertextuel et envahissant dans la ville avec des mots différents sur chaque affiche : « éthique », « famille », « science », « religion », etc. Dans cet esprit, j’en ai même fait un drapeau que j’ai planté chez moi à Chicago pendant la campagne présidentielle de George Bush et de Al Gore, alors qu’on voyait partout des drapeaux américains.
Qu’est-ce vous retenez aujourd’hui des réactions à cette œuvre globale que vous avez intitulé GFP Bunny ?
Tous ces débats et réactions, la façon dont beaucoup ont dénoncé ma démarche ou m’ont soutenu - certains se sont même inspirés du sujet dans leurs livres, tel l’écrivain Olivier Cadiot -, constitue le cœur de l’œuvre. Ce qui a frappé les esprits, ce n'est pas le fait qu'un artiste ait créé un lapin vert fluo, c’est l’idée que ce lapin transgénique ait réellement existé, qu’on l’ait vu dans les médias et qu’on ne peut donc plus l'ignorer. Beaucoup de gens ont du mal à accepter l’idée qu’ils pourraient vivre au quotidien avec un animal en partie fabriqué, transformé par l’homme, et que cet être serait tout à fait normal. Alba est entrée et s’est imposée dans leur univers symbolique et culturel. Alba a changé notre perception du réel, notre façon d’envisager le présent et l'avenir. C’est un peu comme si un clone apparaissait. C’est facile d’être contre le principe d’un clone ou d’un animal transgénique. C’est bien plus déplaisant d’être contre ce clone ou cet animal transgénique lorsqu’il s’approche de vous pour être caressé. Alba est là, concrètement. La lapine fluo existe dans notre réalité physique. Elle est bien plus qu’une métaphore, et c’est pour ça qu’elle dérange. Mon œuvre, c’est elle, mais aussi et surtout ce contexte et ces mentalités qui s’en trouvent chamboulés.
En tant qu’artiste, les questions d’éthique et bioéthique vous concernent-elles ?
Je m’efforce de suivre les mêmes règles éthiques que n’importe quel citoyen, ni plus ni moins. L’artiste n’est pas une exception qu’il conviendrait de surveiller de façon plus stricte. Dans le cadre d’une performance, il n’a pas le droit, par exemple, de mettre en danger la vie d’autrui. Il peut risquer sa propre vie, mais pas celle des autres. Cela dit, dans mon travail, j’élargis cette notion avec ce que j’ai appelé « l’éthique performative ». L’artiste, en effet, a sa propre vision de l’éthique, qui est au cœur de sa démarche. Selon moi, tant qu’il ne met pas en danger la vie d’êtres vivants, ses œuvres peuvent choquer la morale, qu’elle soit religieuse, bourgeoise ou je ne sais quoi d’autre. Ainsi, lorsque je crée un être vivant qui n’existe pas dans la nature, et qui relève donc de ma propre responsabilité, j’interroge les limites de l’éthique, sans mettre qui que ce soit en danger. En vérité, quoi qu’en pense tel ou tel groupe que l’œuvre gêne, la question éthique est au cœur de mon travail. Et elle intègre même leurs réactions négatives. Voilà ce qu’est l’éthique performative.
Votre propos consiste à dire qu’il faut se faire à l’idée de devoir vivre avec des créatures trangéniques et clonés, parmi d’autres nouveaux êtres, qui seront demain une réalité ?
Exactement. Et la puissance du message provient de sa simplicité. Il y a un avenir que les gens ont du mal à percevoir… Comme tout mon travail, cette œuvre ne parle pas de cet avenir, elle crée simplement aujourd’hui l’expérience vécue telle qu’on risque de la connaître dans dix, vingt, cinquante ou cent ans. Voilà pourquoi je ne sépare jamais le concret du symbolique. Je ne représente pas. Si vous préférez, je présente, et la métaphore émerge du réel, du concret. Je cherche toujours à créer un art dialogique. En ce sens, je ne créé pas d’objets, mais des sujets, avec lesquels nous pouvons être en relation car ils nous révèlent quelque chose. C’est précisément ce qu’exprime le titre d’un texte que j’ai écrit : « Art that looks you in the eyes »…
Est-ce que le fait de créer des sujets et non plus des objets est quelque chose de nouveau dans l’art ?
Oui bien sûr. Si on regarde l'histoire de l'art au XXe siècle, on trouve déjà beaucoup d'exemples d’artistes qui mettent en cause la condition de l’objet isolé. On peut voir un changement dejà dans les premières installations, comme ceux de Lissitzky, Schwitters, Fontana, parmis d’autres. Chez Moholy-Nagy il y a dejà des œuvres interactives et d’autres avec la lumière en mouvement dans l’espace. Je pense aussi à l’art interactif des années 60, comme chez Lygia Clark. On trouve aussi beaucoup des examples qui vont au delà de l’objet isolé dans le happening, la performance, le land art, l'art cinétique, etc. Sauf que dans mon cas, c'est de l'art transgénique, du bio art avec un vrai sujet qui va vivre sa vie indépendamment de l’artiste et qui va entrer en relation avec la société. Devant une œuvre vivante, qui évolue sans cesse, le spectateur / participant reconnâit le « temp biologique », le même que règle notre vies. La création des sujets n’est pas une métaphore. Un sujet vivant demande une relation forcement intersubjective, qu’on peux pas vraiment avoir avec un objet.
GFP Bunny est une œuvre qui fait partie d’une trilogie sur l’art transgénique entamée en 1999 avec Genesis - création d’un « gène d’artiste » -, et achevée en 2001 avec Le Huitième jour, installation qui présente, dans une galerie à l’université d’Arizona, des souris transgéniques vertes fluos qui vivent sous un dôme en plastique, au milieu de plants de tabac, d’amibes et de poissons de même couleur. Pourquoi cette obsession de la manipulation du vivant ? Vos détracteurs ne vous reprochent-ils pas d’être un artiste démiurge ?
Je ne suis pas obsédé par cette question de la manipulation du vivant. En tout cas pas dans le sens du vieux cliché qui veut que l’on se prenne pour Dieu dès lors que l’on créé ou qu’on manipule la vie. Notre génome a déjà intégré d’autres gènes - dont ceux de certains virus - au cours de l'évolution. Or, quelle est la définition d’un être ayant en son corps des séquences littéralement issues d’un autre être ? C’est ce qu’on appelle un être transgénique ! La recherche sur le génome humain a démontré que nous avons toujours été des êtres transgéniques sans le savoir. Moralité : si Alba est un monstre à cause de son gène fluo de méduse, nous, humains, nous sommes aussi des monstres, car nous avons dans notre corps des séquences génétiques provenant de bactéries et de virus biologiques. Et puis je ne juge pas : ma pratique de l’art n’a rien de personnelle (dans le sense qu’elle ne parle pas de moi), elle est culturelle. C’est une approche d’ordre philosophique, avec en prime une dimension sensorielle que j’essaye de ne jamais oublier.
Vous affirmez souvent que votre art est à la fois philosophique et poétique…
Ce sont en effet les deux aspects de ma vie. D'un côté il y a la création poétique expérimentale, qui rejoint désormais mes préoccupations sur le vivant ; et de l’autre, en tant que plasticien, je suis très intéressé par une sorte de philosophie en actes. L'œuvre fait une irruption concrète dans le monde sensible, posant ainsi des questions cruciales sur le présent comme sur l'avenir de la planète, de la société, de nos vies.
Vous êtes l’instigateur de la biopoésie, soit le fait d’écrire avec le vivant… De quoi s’agit-il ?
La vidéo, l’holographie, la programmation et Internet ont étendu le champ des possibles dans le domaine de la poésie. A l’ère des biotechnologies, le moment est venu d’envisager une poésie in vivo. Je propose donc, à cet effet, divers recours à la biotechnologie et aux organismes vivants, nouveaux domaines de création verbale, paraverbale ou non-verbale. J’explique cela en détail dans mon livre Hodibis Potax (Edition Action Poétique / Kibla), décrivant par exemple vingt styles de biopoèmes. Et j’ai exposé ma première œuvre du genre, Erratum, en mai 2007 dans le cadre de ma résidence à la Biennale des Poètes du Val-de-Marne… Cette œuvre on peux la voir aussi à Paris jusqu’à la fin juillet, à la galerie In Situ Fabienne Leclerc.
Erratum est ce que vous appelez une « métaphore métabolique » …
Oui, c'est un terme général parce-que je crée l’oeuvre en controlant son métabolisme et la métaphore vient de mon choix de mots, car ce sont de mots qu’on voi dans ce biopoème. Erratum poussé cinq mois sans que personne ne la voit avant d'être exposée. L’inauguration de l’exposition me semble son acte de naissance, après cinq mois de grossesse, si je puis m’exprimer ainsi. Car l'œuvre évolue dès lors toute seule en fonction de son contexte, sans que je puisse la contrôler. La biopoésie, qui est l’une des facettes du bio art, crée elle aussi des œuvres vivantes dont il faut prendre soin, comme chacun avec ses plantes ou ses animaux. Le bio art crée en quelque sorte des œuvres de compagnie, qui dans l’avenir sortiront du musée et de la galerie pour continuer leur vie dans la maison ou le jardin de gens qui en apprécieront la présence. Erratum, pour revenir à elle, a ceci de particulier qu’il s’agit d’une œuvre vivante qu’on accroche exactement comme un tableau. Son statut ontologique la rend particulièrement intéressante parce qu’elle n’évoluera pas de la même façon selon l’endroit (plus ou moins de luminosité) où elle est accrochée et les conditions (plus ou moins d’humidité) dans lesquelles elle se trouve.
Cette œuvre est constituée de plantes ?
Non, c’est un mélange de terre, d'eau et de fertilisant qui comprend des colonies de milliards de petites cellules d'algues et de bactéries. Tous ces corps forment un biotope, une écologie nomade. Comme un être humain, ce tableau est considéré comme un tout, sans qu’on se pose la question de sa composition organique, car lui aussi est constitué de cellules, de bactéries qui affectent son corps. Les pièces de la série affichent des mots, comme « Wind » et « Mind », sachant qu’avec le temps, ces mots vont se déformer voire disparaître en fonction de l’évolution de l’écologie, du temps biologique de cette œuvre, ce biotope dont la vie ressemblera effectivement peut-être à celle d’une plante.
La « Performance microbotique » est une autre forme de biopoésie. Pour illustrer ce thème, vous avez le projet de créer des abeilles robots… Dans quel but ?
L'idée consiste à apporter à un langage non humain la notion de poésie, non pas pour l'homme, mais pour ces êtres non humains qui se servent de ce langage spécifique. Cela pose la question de savoir ce qu’est la poésie et si elle peut toujours élargir ces définitions. Dans le cas des abeilles, celles-ci se servent de leur langage pour envoyer la colonie récolter du pollen puis le ramener à la ruche. Peut-on détourner la syntaxe de ce langage pour exprimer autre chose ? J’ai le projet de concevoir ce que j’appelle un « robeille », un microbot qui se mêlerait à un essaim et pourrait, dans le langage des abeilles, leur demander de faire tout autre chose que d’aller chercher de la nourriture…
Vous envisagez vraiment de concrétiser les vingt points de votre « manifeste biopoétique » ?
Oui. « Métaphore métabolique » est réalisé, je viens de vous parler de « Performance microbotique », et j’ai en effet un projet de performance pour chacun des autres thèmes : « Ecriture atomique », « Interaction dialogique de mammifères marins », « Poésie transgénique », « Infracoustique téléphantine », « Inscriptions amibiennes », « Signaux de luciférase », « Composition biochromatique dynamique », « Littérature aviaire », « Poétique bactérienne », « Xénographiques », « Texte tissulaire », « Protéopoétique », « Agroverbalia », « Sémantique moléculaire », « Carbogramme asyntaxique », « Ecoute haptique », « Scriptogénèse » et « Nanopoésie ». En ce qui concerne ce dernier thème, pour lequel j’entends réaliser des poèmes vivants biotechnologiques, je me rends au Centre de biotechnologie de Dublin cet été pour étudier le comportement des nanoparticules et concevoir précisément l’œuvre.
Vous voulez dire que vous allez composer un poème de cellules vivantes ?
Tout à fait. Pour résumer, il s’agit plus ou moins de plonger des nanoparticules dans le corps d’une cellule, chacune de ces nanoparticules étant associées à un sens, une couleur, un mot. Le poème naît dès lors de la trajectoire visuelle, incontrôlable, de ces nanoparticles au cœur de la cellule tout entière, qui en devient ainsi le substrat d’une nouvelle écriture, d’un champ de significations potentielles.
Parce qu’elle évolue en permanence, la biopoésie ne se situe-t-elle pas à l’exact opposé de la poésie classique, figée par nature en une forme définitive ?
A l’opposé, je ne sais pas, puisque la poésie à toujours élargi son champ vers toujours plus de liberté à l’instar du fameux « coup de dés » de Mallarmé. Au cours du XXe siècle, la poésie a intégré l’aléatoire, donc la vie dans toute sa complexité. J’essaye, si possible, d’explorer plus encore ce rapprochement de la poésie et de la vie…
La science a une large place dans vos travaux. Comment voyez-vous votre position d’artiste par rapport à celles des scientifiques ?
De mon point de vue, je ne me sers pas de la science, mais des moyens de créations les plus contemporains, comme je pourrais de façon classique utiliser un pinceau et de la gouache. Bientôt ces nouveaux outils de création seront complètement connus et intégrés. Personne ne s’intéressera plus au fait que j'ai utilisé ces outils-là pour créer mon art, et chacun verra, je l’espère, la dimension poétique et esthétique de mes œuvres.
La question phare que pose vos œuvres n’est-elle pas liée à la définition ou à la redéfinition de l’être vivant ?
Nous devons reconsidérer la question de l’identité de l’être humain à la lueur des études d’éthologie cognitive que la philosophie commence à peine à intégrer. Parce que le philosophe ne se déplace pas, ne va pas juger sur pièces. Il ne parcourt pas par exemple les forêts en Afrique pour voir comment vivent véritablement les chimpanzés ou les gorilles. Ce sont les éthologues qui se chargent de ce travail essentiel, des gens comme Jane Goodall et Diane Fossey, ou Frans de Waal et Dominique Lestel, qui étudient vraiment les êtres vivants, au sein même de leur milieu, de manière concrète. Ceux-ci ont ainsi découvert des choses étonnantes, et qui vont contre nos idées reçues, en ce qui concerne certains animaux, tels les chimpanzés, les éléphants, des mammifères marins ou même des insectes. L’opposition entre nature et culture ne suffit plus à rendre compte de la différence entre l'homme de l'animal. Dans son essai Les Origines animales de la culture (Flammarion), Lestel montre que certains animaux doivent être considérés comme d'authentiques sujets dotés d'une histoire, d'une conscience de soi et de représentations complexes. Il y aurait donc une intelligence, voire une morale, une empathie et une culture aussi chez les animaux… Ce que implique que nous revoyions complètement la question de l’être humain, ce qui est selon moi un enjeu majeur du XXIe siècle. Chez tous les grands philosophes, Aristote, Leibniz, Locke ou encore Heidegger, on trouve ce postulat que les animaux n’ont ni langage ni culture, qu’ils n’ont pas la capacité de pensée abstraite. Or, l’éthologie nous démontre aujourd’hui le contraire. Evidemment, un gorille n’enverra jamais une fusée sur Mars. Mais il ne faut pas confondre leurs capacités (par example, d’acquisition de langage) avec la manifestation (ou pas) de leurs capacités dans les environment sauvages. Son langage, sa culture, sa pensée sont different de les nôtres, peut-être aussi parce qu’il n’a pas les mêmes besoins…
Sous ce nouveau prisme, qu’est-ce qui différencie vraiment l’homme de l’animal ?
Selon moi, l’humain est un animal, certes particulier, mais il n’est pas de nature différente. La plupart des animaux ont un langage. Le nôtre est bien sûr spécifique, plus développé, avec un plus grand nombre d’abstractions. Il est donc plus complexe, mais je ne pense pas, là encore, que sa nature soit fondamentalement différente de celle du chimpanzé, du dauphin, de la tortue ou pourquoi pas des fourmis… Même constat pour la culture, qui existe donc également chez d’autres espèces.
N’est-ce pas la conscience de la mort qui fait la différence ?
Elle est liée à la conscience de soi, or les dauphins comme les primates ont une conscience d’eux-mêmes. Et les éléphants ont clairement une conscience de le mort.
Ce n’est pas une légende, ça ?
Non. Lorsque la mort vient, l’éléphant est triste. Quand un éléphant sent la mort approcher, tous ceux de son groupe le sentent avec lui. On observe à ce moment-là un étrange rituel, puisqu’ils caressent l’être qui va disparaître et tournent autour de lui, comme pour le garder en mémoire. Quand les éléphant decouvres des os des membres de ses groupes, ils les sentent en souvenir. Finalement, la vraie différence que je perçois entre l’homme et l’animal, provocatrice je vous l’accorde, c’est que l’homme est le seul être sur Terre capable de détruire intégralement sa propre espèce…
La différence entre l’être humain et l’animal est donc plus une question de degré que de nature ?
Oui, il faudrait imaginer une échelle de la vie, une sorte de spectre le long duquel varieraient les espèces. Nous avons hérité de notre culture judéo-chrétienne, mais aussi du bouddhisme, l’idée que l’homme est supérieur aux autres animaux. Dans une certaine tradition bouddhiste, un homme qui a mal vécu se réincarne sous la forme d’un chien. Cette régression dans la hiérarchie de la vie n’est-elle pas une façon d’affirmer que l’espèce humaine est naturellement supérieure aux canidés ? Un chien, un chat ou une mouche ne sont pas capables d’écrire un livre, de bâtir un gratte-ciel ou de concevoir une bombe atomique, mais nous ne pouvons pas sentir la richesse inouïe des odeurs d’une forêt comme le fait un chien. Nous confondons souvent les notions de pouvoir et de supériorité. La capacité à domestiquer un animal ou à mettre un tigre en cage démontre certes notre pouvoir sur lui, mais nous rend-elle pour autant fondamentalement supérieur, et ce sur tous les plans ?
Sauf que nous sommes, ou que nous serons sans doute un jour capable de créer la vie, autrement que par la voie procréative naturelle et traditionnelle. N’est-ce pas tout de même une vraie différence ?
Sommes-nous vraiment les seuls à transformer la vie ? A domestiquer d’autres espèces ? Il existe des bactéries agricoles qui pénètrent les racines d’une plante et lui communiquent leur code génétique. Des scientifiques, d’ailleurs, se sont servis pour leurs recherches des propriétés transgénétiques de cette bactérie. De la même façon, le clonage existe dans la nature, chez les microbes ou certaines plantes. Quant à la domestication, il y a des fourmis qui domestiquent et cultivent des champignons dans la fourmilière. Evidemment, on ne trouve pas dans la nature de clonage nucléaire… D’ailleurs, un premier pas vers la vie synthétique viens d’être achevé par Craig Venter et ses collègues, qui ont crées un nouveau organisme qu’ils ont appelée mycoplasma laboratorium.
Il y a un aspect de votre travail qui concerne aussi les machines, autre matière à questionnement pour définir l’humain, mais également étudier les rapports entre sujets vivants et non vivants…
J'ai toujours chercher à casser cette dichotomie vivant / non vivant, à rendre compte de la complexité des choses. Nous avons ce rêve de créer des machines plus proches de la vie, de l’homme. Même primaires, nos machines interagissent avec nous, et donc nous transforment. Pour rendre la machine plus humaine, nous sommes face à de réelles difficultés, liées à la cognition et aux émotions. Peut-on simuler une émotion ? Lorsqu’un robot sourit, même parmi les spécimens les plus développés que l’on trouve au Japon, cela reste de la simulation. Si Alba s’approche de vous, ce n’est pas une simulation, c’est la lapine qui a décidé de s’approcher. Une machine sera-t-elle un jour capable d’agir entièrement de son propre chef et de manière irréductible ? Voilà la vraie question. Aurons-nous un jour la possibilité de savoir ce que c’est que d’être une machine ? Une machine sera-t-elle un jour quelqu’un, et pas quelque chose, un sujet et non un objet ? C’est ce que le roboticien américain Rodney Brooks étudie avec son robot humanoïde Cog (« Cog » pour « cognition », ndlr).
D’où votre idée d’intégrer du vivant dans la machine alors que l’inverse, soit le concept du cyborg, du corps de l’homme augmenté de machines, notamment dans le domaine de la médecine, est évidemment plus courant aujourd’hui…
Oui, je crois moins à la pure robotique qu’à la biorobotique, où le robot intègre dès le départ des éléments vivants. Ce qui peut provoquer des réactions qu’aucun logiciel ne peut prévoir à l’heure actuelle. La vie suppose de l’imprévisible ; l’électronique va intégrer du vivant, des cellules du cerveau par exemple. Peut-être même un jour donnera-t-on des organes non plus seulement aux êtres humains mais à des robots…
Votre intention, on l’a vu, est de faire accepter l’idée que demain, il y aura autour de nous de nouveaux types d’êtres vivants. Vous pensez que ceux-ci pourront être des machines ? Que tout ces êtres hybrides cohabiteront un jour ensemble ? Est-ce là le propos Move 36, qui est l’une de vos installations récentes ?
Move 36 fait référence au mouvement déterminant et très spectaculaire, car d’une subtilité effarante, qui a permis à l’ordinateur Deep Blue d’IBM de battre le champion du monde d’échecs Gary Kasparov en 1997. Mon installation met en évidence les limites de l’esprit humain et les capacités toujours plus grandes des machines. Elle présente un échiquier de terre et de sable blanc, au centre d’une pièce, avec des projections vidéo silencieuses sur les deux murs opposés qui contextualisent l’œuvre, évoquant les deux adversaires, physiquement absents. Sur l'échiquier, aucune pièce d’échec n’est disposée, on y trouve juste une plante posée précisément à l’endroit où Deep Blue à joué son fameux « coup 36 ». Le génome de cette plante comprend un gène spécifiquement créé pour cette œuvre qui utilise l’ASCII afin de traduire la citation de Descartes : Cogito ergo sum (« Je pense donc je suis ») dans les quatre lettres du code génétique.
Quel est l'effet de cette transformation génétique sur la plante ?
J’ai implanté ce « gène chimérique », dont personne ne peut savoir l’effet, avec un autre gène, dont on sait qu’il fait tourner les feuilles de la plante. Résultat : là où ces deux gènes « agissent », la plante a des feuilles recourbées. C'est une façon de visualizer la présence du nouveau gène au même titre que le gène de la fluorescence utilisé pour Alba.
Biologiquement parlant, ce « gène de Descartes » a-t-il une existence physique ?
Oui, je l'ai synthétisé. J'ai payé mille dollars pour cela. Je l'ai envoyé par mail à une compagnie qui m'a transmis via Fedex un tube avec le gène en question. Ensuite, j'ai fait parvenir ce tube à une autre compagnie, pour intégrer l'autre gène.
Move 36, c'est aussi une nouvelle illustration du fameux rêve de l'homme de vouloir créer une intelligence qui surpasse la sienne ?
Bien sûr, puisqu'en 1997, date absolument historique donc, pour la première fois un ordinateur a battu le plus grand joueur d’échecs de la planète, ce qui nous ramène à des références mythologiques comme Galatée ou le Golem. On peut citer aussi HAL, dans le film de Kubrick 2001, l'odyssée de l'espace. Il y a beaucoup d'exemples, tels les automates du XVIIIe siècle comme le Canard de Vaucanson ou le fameux « Turc mécanique » crée en 1769 et qui avait battu à l'époque tous les hommes aux échecs…
Un canular finalement, puisqu'en réalité un humain se cachait à l'intérieur de l'automate…
Oui, on l’a découvert après la disparition de son inventeur, Johann Wolfgang von Kempelen.
Vous avez affirmé que les machines probablement seront un jour pas seulement des extensions de l’homme mais des constructions autonomes, suivant leurs propres fins...
L’intégration de machines, ou de prothèses machiniques dans l’humain comme le « pace-maker » est le signe d’une perte de capacité, d’un manque à corriger. L’important, c’est que les notions de machine, d’humain et d’animal s’avèrent incomplètes et touchent toutes à l’idée de vie et à la perception que nous en avons. Elles donnent un sens stable à des réalités fondamentalement instables. Elles paraissent définir des états absolus, or c’est un leurre, car les frontières explosent et ces notions s'entremêlent.
Pour finir, n’est-ce pas difficile, aujourd’hui, de faire réagir les gens ?
Même devant une œuvre que je qualifierais d’inerte, une peinture ou une sculpture classiques, je peux réagir fortement, être touché, pleurer même. J’entre ainsi en contact avec un artiste qui n’est pas là, et qui bien souvent a disparu. J’interprète, à ma façon, l’œuvre de Picasso ou de Pollock, dont la matière physique ne change pas, et qui se donne en tant que tel à jamais. En vérité, une œuvre vivante a tous les paramètres de l’œuvre classique : l’artiste n’a pas besoin d’être présent pour que le spectateur soit touché par sa création. Sauf qu'en plus celle-ci permet de tisser une vraie relation non seulement entre l’artiste et le public, mais aussi entre l’artiste, le public et surtout l’œuvre en tant que telle. Je ne parle pas de la relation d’un sujet avec un objet, mais d’un sujet avec un autre sujet. C’est évident avec la lapine, puisqu’elle vit, qu’elle fuit ou s’approche, mange, joue et se cache. Mais c’est aussi possible avec un biotope, une œuvre constituée de matière vivante. Car, contrairement à ce qu’on imagine, même s'il n'émet pas de son et n'utilise pas un langage connu, un biotope parle. Aujourd’hui, par exemple, j’ai reconstitué à la Fondation Vasarely, à Aix-en-Provence, l’œuvre « Essai concernant la compréhension humaine », de 1994, qui démontre cette parole muette des plantes : dans un espace, on trouve un canari, et dans un autre espace se trouve une plante avec des électrodes. La chanson du canari voyage par les réseaux, de telle sorte que la plante se retrouve exposée à ce chant. Mon dispositif permet de mesurer les effets du chant sur la plante, qui change et communique en retour via Internet ses réactions au canari, qui est donc touché par ce « chant » de la plante. C’est la première œuvre que j’ai créé non pas pour les humains, qui influent néanmoins par leur présence sur les réactions du canari ou de la plante, mais justement pour le canari et la plante, le chant de l’un touchant l’autre et réciproquement. La plante, en vérité, possède un langage que nous ne percevons pas, de la même façon qu’une abeille perçoit des couleurs, comme l’ultraviolet, que nous ne pouvons voir… Ces couleurs, pour nous invisibles, sont bien là. L’un des propos de mon art est de rendre perceptibles ces réalités imperceptibles pour l'être humain. Je veux ainsi montrer qu’il existe simultanément une multitude de réalités, et non pas seulement la nôtre. Pour reprendre un terme de Peter Singer, je refuse le « spécisme », c’est-à-dire le racisme entre les espèces. C’est d’ailleurs pourquoi, lorsque je crée une œuvre qui n’est pas destinée aux humains, je ne veux pas les empêcher d’en profiter.
Pour en savoir plus :
- le site très complet de l’artiste : www.ekac.org
- le livre qu’il vient d’éditer : Signs Of Life, Bio Art And Beyond, MIT Press (2007)
- Son ouvrage phare : Eduardo Kac, Telepresence and Bio Art - Networking Humans, Rabbits And Robots, University of Michigan Press (2005)
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