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À propos de Genesis de Eduardo Kac :: Lorella Abenavoli

Chronique libre

Est-il possible de donner une représentation artistique d'objets si petits que nous ne les percevons pas par nos sens? En d'autres termes, la figuration, peut-elle encore être opérante dans une oeuvre d'art, si l'objet représenté n'est pas perceptible? Le public peut-il ainsi estimer la valeur de l'interprétation artistique s'il ne peut comparer son propre regard et celui de l'artiste? En effet si le public ne connaît pas l'objet d'origine qui a inspiré l'artiste comment peut-il lui-même voir et penser ce que l'oeuvre lui montre? Comment peut-il comparer, estimer, jouer, réfléchir, en somme, comment peut-il voir cette oeuvre? Ce sont d'abord ces questions qui nous ont mené à interroger l'oeuvre d'art transgénique 1 de Eduardo Kac, Genesis, installée au Musée des beaux-arts de Montréal à l'automne 2007, dans le cadre de l'exposition e-art, pour les dix ans de la Fondation Daniel Langlois pour l'art, la science et les technologies.

On entre dans une grande salle voûtée 2, très haute sous plafond, dont la couleur dominante est un bleu profond et intense rappelant un ciel nocturne. Face à nous, sur le mur du fond, se dessine une gigantesque lune, une sorte d'image issue d'un microscope, ronde et lumineuse. Sur les murs des textes et des signes blanc-bleutés irradient. Sur l'un d'entre eux, une phrase en français évoquant les oiseaux, les poissons et les animaux rampant sur la Terre; sur un autre, un texte en morse et sur le troisième une série de quatre lettres constitue un texte de plusieurs lignes, hermétique. Au centre de l'espace, un socle recouvert d'une vitrine en verre renferme un dispositif lumineux. On aperçoit, tout de suite sur la gauche en entrant, un ordinateur sur lequel est inscrit :

  « Please, click button on the left to mutate bacteria »

Je m'apprête à cliquer afin de “mutate the bacteria”; alors la grande lune-boîte-de-petri projetée sur le mur s'éteint. La bactérie est-elle en train de muter pendant ce temps-là? Elle se rallume. Je suis rassurée, j'ai cru que j'avais fait une bêtise. Mais soudain, sans que je n'ai rien fait, la projection s'éteint à nouveau! Et ainsi de suite de façon périodique. Je comprends assez rapidement que la projection lumineuse sur le mur du fond est l'image du dispositif placé au centre de l'installation. Je tente de voir la bactérie : c'est l'objet de ma visite… voir l'invisible. Je ne vois que des taches de gélatine, cependant je réalise à ce moment-ci que je ne sais même pas ce qu'est une bactérie! Que suis-je en train de chercher à voir?   

Genesis perspective
1- Genesis perspective de Lorella Abenavoli

Genesis plan
2– Genesis plan de Lorella Abenavoli

Comment s'organise spatialement et symboliquement l'espace de cette installation ?

On peut voir dans les documents ci-joints l'organisation spatiale grâce d'une part aux esquisses et d'autre part aux textes qui apparaissaient sur les parois de la salle. Cet espace est très solennel : organisé selon une symétrie autour de l'axe longitudinale de la pièce, il évoque l'espace d'une église; la projection circulaire sur la paroi du fond ressemble à une rosace, les axes de déplacement et de lecture organisés selon la forme d'une croix, l'espace recouvert d'une voûte en berceau. Enfin, cette atmosphère obscure baigne dans un son synthétique constitué de courtes nappes sonores s'entrecroisant, hypnotiques. J'observe le reste de l'installation et en particulier les textes sur les murs.

« Que l'homme domine les poissons, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur terre ».

C'est le seul texte relativement signifiant et accessible. Cette phrase me semble anachronique, sortie tout droit d'un péplum américain. Toutefois elle nous dit autrement que lorsque je clique sur l'ordinateur et que je provoque la mutation d'une bactérie, je domine la création, à l'échelle du gène 3. Cette phrase semble orienter mon geste et celui de l'artiste qui met en scène la domination de l'homme sur le vivant.

Ce fragment de texte tiré du premier chapitre de la Genèse, est en fait extrait d'un verset plus long : « Dieu dit enfin : Faisons les êtres humains : qu'ils nous ressemblent vraiment ! Qu'ils soient les maîtres des poissons dans la mer, des oiseaux dans le ciel et sur la terre, des gros animaux et des petites bêtes qui se meuvent au ras du sol !  Dieu créa les êtres humains à sa propre ressemblance ; il les créa homme et femme. Puis il les bénit en leur disant : Ayez des enfants, devenez nombreux, peuplez toute la terre et dominez-la ; soyez les maîtres des poissons dans la mer, des oiseaux dans le ciel et de tous les animaux qui se meuvent sur la terre. 4 » Si l'extrait choisi par Eduardo Kac, laissait un doute sur sa signification, le verset dans son ensemble explicite assez clairement le rôle assigné à l'humain sur la terre, telle que la Bible l'exprime et telle qu'elle constitue notre héritage culturel, en œuvre aujourd'hui dans tous les domaines de la science et en particulier dans la génétique dont il est question dans cette œuvre. Cet héritage serait-il aussi à l'œuvre en art ?

« L'ADN Genesis conçu par Eduardo Kac : un gène synthétique produit en traduisant en code morse une phrase tirée du livre de la Genèse, puis en convertissant ce code en paires de base d'ADN conformément à un principe de conversion élaborée expressément pour le projet. Le gène a ensuite été exprimé dans une bactérie E. coli 5. Par le truchement d'internet   (et d'une station informatique dans la galerie), les visiteurs peuvent allumer une lumière ultraviolette qui fait muter la bactérie. Peu à peu, en retour, la phrase de la Bible, elle aussi va muter. 6 »

On identifie ici, le jeu de mot savant, Genesis, associant la bible et la biologie, renvoyant au gène, sujet et objet de l'œuvre, puisque ce qui est « créé » et transformé ici, c'est le code génétique d'une bactérie. De la genèse religieuse et historique à la genèse biologique, Eduardo Kac, expose, joue et interroge notre rapport au vivant et notre capacité à intervenir à une échelle microscopique du vivant dont nous ne pouvons mesurer les effets car nous ne les voyons ni ne les prévoyons.

Cette œuvre est-elle une critique ouverte de l'héritage culturel occidental?

Elle apparaît tout d'abord ambivalente. Car si elle semble interroger une facette de notre culture simultanément elle la sacralise par la mise en scène du dispositif organisé autour de ce « vivant » invisible, la bactérie.

Schéma d'Eduardo Kac

3- Schéma d'Eduardo Kac tiré in Gagnon, Jean et Bondil, Nathalie, e-art, les vases communicants, nouvelles technologies et art contemporain, dix ans d'action de la fondation Langlois, catalogue d'exposition, Musée des beaux-arts de Montréal et Fondation Langlois, 2007.

Revenons aux questions posées en introduction. Qu'est-ce que cette oeuvre « montre »? Au sein de l'installation que regardons-nous ? Peut-on dire que cette oeuvre parle du « regard » de Eduardo Kac ? Est-ce que le dispositif qui est élaboré ici joue avec la perception ?

Malgré la projection agrandie de la boîte de Petri, Eduardo Kac laisse la bactérie dans le champ de l'invisible. Il fait appel à notre foi ou à notre crédulité. Cependant, même s'il n'y avait pas de bactérie dans la boîte de Petri, sa « démonstration » serait opérante. Que nous dit cette œuvre ?

Elle nous dit d'abord, que public ou citoyen, nous participons à la modification du vivant. Nous devenons acteurs, « observateurs » et complices de l'artiste-démiurge qui a créé une bactérie. L'interactivité, qu'elle soit, ici, réelle ou simulée, semble avoir pour objectif   de nous faire prendre conscience des transformations que nous pouvons opérer sur le vivant. L'artiste apparaît ici comme celui qui questionne grâce à une association d'images polysémiques. Ce que je nomme « images » ici, c'est l'ensemble des éléments qui constituent l'installation : projection, textes, vitrine centrale, ordinateur. C'est, en effet, la confrontation de ces images qui constituent l'œuvre. Elle nous dit ensuite que le médium dominant n'est ni le dessin, ni la matière mais le verbe. Le verbe fait image et c'est lui qui ouvre la signification de l'œuvre. Cette œuvre est une question politique. Elle ne convoque pas la perception mais elle s'adresse à l'intellect et à l'intelligence, par le verbe et par la connaissance qu'elle requiert pour être interprétée. Elle s'inscrit ainsi dans la lignée des œuvres conceptuelles mais aussi, à d'autres égards, dans la tradition occidentale des œuvres de l'art religieux qui interprètent le texte biblique « (…) cette combinaison de science, de religion et d'art n'est pas quelque chose de neuf, indique Eduardo Kac. C'est même une constante. Pensez à la peinture italienne du XVIème siècle. Le sujet était le plus souvent religieux. La technique était scientifique, l'utilisation de la perspective. L'approche était artistique. De la même façon Genesis rend compte de l'interconnection fine entre ces trois domaines de la pensée humaine. 7»

À peine avais-je fini ce texte, que je reçois une réponse à la question posée à l'un des deux commissaires, Jean Gagnon : « y avait-t-il réellement une bactérie avec un gène modifié  dans cette installation? » Oui, il y avait réellement une bactérie avec un gène modifié dans la boîte de Petri, une bactérie renouvelée chaque jour! Mais en plus d'apprendre cela, il me confirme que dans la projection murale on voit très clairement la bactérie !!! Je reprends donc et conclus mon analyse avec cette nouvelle information.

Eduardo Kac a donc rendu visible la bactérie par un simple agrandissement au microscope, mais je n'ai rien vu, car je n'avais pas le bagage conceptuel pour la voir. Cela étant dit, même si j'avais identifié la bactérie dans sa gélatine, sa représentation médiatisée par le microscope, ne m'aurait pas permis de voir la vision subjective de Eduardo Kac. Car sa vision s'exprime par la juxtaposition du verset biblique, associée à ses diverses transformations codées qui renvoient métaphoriquement à une transmutation du verbe en matière vivante. Ce qui me donne à penser, c'est bien l'écart et le jeu entre l'image de la boîte de Petri projetée et les textes autour d'elle, qui ouvrent ensemble la signification de l'œuvre. Cependant l'authenticité de la bactérie modifiée, réduit la question éthique que pouvait soulever ce travail. Si le propos d'Eduardo Kac était de questionner notre rapport éthique à la génétique, pourquoi imiter la science en agissant dans le vivant? C'est bien l'invisibilité de la bactérie et donc son absence de représentation tangible ou visible qui laissait ici le bénéfice du doute et qui forçait le questionnement et la spéculation intellectuels ainsi que l'interrogation politique. Si je ne présupposais pas de l'athéisme de Eduardo Kac, je pourrais penser que cette œuvre est une illustration du verset biblique et que l'artiste adopte ici le rôle assigné par la bible aux humains. S'il est vrai que la frontière entre l'inerte et le vivant est devenue avec le XXe siècle fort ténue, voire impossible à délimiter, le travail d'Eduardo Kac affirme que le medium de l'artiste peut devenir le vivant, qui plus est, le patrimoine génétique, c'est-à-dire l'unité élémentaire de l'hérédité de tout organisme. Cette œuvre questionne décidément de façon irréversible, rattrapant ainsi la science, l'éthique dans la pratique artistique.

Notes

1 Voir : http://www.ekac.org/transgenic.html, " Transgenic Art ", first published in Leonardo Electronic Almanac (ISSN 1071-4391), Volume 6, Number 11, 1998

2 Voir dessins de Lorella Abenavoli.

3 «  Définition : Séquence ordonnée de nucléotides qui occupe une position précise sur un chromosome déterminé et qui constitue une information génétique dont la transmission est héréditaire.

Note(s) : Les gènes correspondent le plus souvent à une portion d'une molécule d'ADN (ou parfois d'ARN, s'il s'agit d'un gène viral); ils possèdent la capacité de se répliquer et sont susceptibles de subir des mutations. Les gènes représentent les unités physiques et fonctionnelles élémentaires de l'hérédité. L'ensemble des gènes d'un organisme constitue son génome.

Le terme gène est un terme très général qui est le plus souvent remplacé, dans la documentation spécialisée, par un terme plus spécifique selon que l'on désire parler des fonctions du gène, de son rôle ou de sa localisation .” http://www.granddictionnaire.com/btml/fra/r_motclef/index800_1.asp

4 La bible, ancien et nouveau testament, 1 ère ed., Paris, ed. Alliance universelle biblique, 1983, 404p. ISBN 2 85300 120 2 – FC DC H 052 (1020)

5 Définition : Espèce bactérienne appartenant à la famille des Enterobacteriaceae et dont les principaux caractères sont la mobilité et l'absence de coloration par la méthode de Gram.

Note(s) : Escherichia coli fait partie de la flore normale du tube digestif de l'homme et des autres mammifères. Il représente l'espèce dominante de la flore fécale aérobie. Bien que généralement non pathogène, il peut acquérir une grande virulence. Sa présence dans l'eau ou le sol est un indicateur de contamination fécale. Ce bacille est responsable d'infections intestinales et urinaires, de suppurations, de syndromes cholériformes, de septicémies et d'infections variées. http://www.granddictionnaire.com/btml/fra/r_motclef/index800_1.asp

Le terme colibacille et son équivalent anglais colibacillar sont les appellations courantes d' Escherichia coli .

6 Gagnon, Jean et Bondil, Nathalie, e-art, les vases communicants, nouvelles technologies et art contemporain, dix ans d'action de la fondation Langlois, catalogue d'exposition, Musée des beaux-arts de Montréal et Fondation Langlois, 2007, ISBN 978-2-89192-317-0

7 http://www.ekac.org/scienceetav.html, Ratel, Hervé, art. L'Art trangénique, Sciences et avenir, déc. 1999, pp. 66-67

Biographie

Lorella Abenavoli est sculpteure. Elle vit entre la France et le Canada. Depuis 1996, elle se consacre à la sculpture sonore. Sa recherche est basée sur la captation et la transformation des flux intérieurs de la Terre, des arbres, du corps, du cosmos etc. constituant une poésie sonore du vivant. Elle travaille avec des institutions scientifiques avec lesquelles elle a réalisé un logiciel de création sonore. Elle est boursière de la Fondation Daniel Langlois pour son œuvre le Souffle de la Terre. Elle a travaillé et exposé à l'Ircam, au Fresnoy, au FRAC de Metz, en septembre dernier à la Maison Européenne de la Photographie à Paris et travaille maintenant la création sonore pour la danse. Enfin elle fait son doctorat actuellement à Montréal à l'UQAM autour de la question du son dans les arts visuels.



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