Hauser, Jens. "Gènes, génies, gênes", , in: Jens Hauser, ed. L'Art Biotech. Catalog. (Le Lieu Unique, Nantes, France, 2003), pp. 9-15. (French)


Gènes, génies, gênes


Jens Hauser


Pourquoi les chiens ne sont-ils toujours pas bleus, avec des taches rouges? Et pourquoi les lapins n’illuminent-ils toujours pas comme des feux follets les guérets nocturnes? Pourquoi pratiquons-nous toujours l’élevage pour des raisons économiques et non pas artistiques?
Vilém Flusser, philosophe, 1988

L’art transgénique est une nouvelle forme d’expression. Il consiste à introduire des gènes fabriqués de toutes pièces ou des gènes existants dans un organisme hôte, dans lequel ils peuvent ensuite s’exprimer.
Eduardo Kac, artiste, 1999

Le lapin fluo, c'est tout le contraire de nos vaches classiques, il est entièrement neuf, poils et moustaches vert fluo, Green fluorescent, ça pourrait être un nom de rose. Réalisé avec amour par un artiste de labo dans son atelier-hôpital, prototype vivant, oreilles clonées et douces, cible idéale dans campagne transparente, gibier 4D pour nouveau chasseur. Boum.
Olivier Cadiot, écrivain, 2002


Encore une fois, Alba, la lapine fluo, ne brillera que par son absence. Bien que (ou parce que) nul spectateur n'ait jamais vu ce rongeur capable d'émettre une lueur verte grâce à un gène de méduse , et qui, en France, devait initier dans le contexte de l'art le débat sur le statut des animaux transgéniques, il a aquis la valeur iconographique quasi planétaire d'un Che Guevara de l'art biotech'. Quinze ans ont suffit pour que la vision d'un art agissant sur les "mécanismes de la vie" se réalise, et inspire à son tour la fiction. Mais Alba n'est qu'une synecdoque d'une tendance artistique qui se nourrit désormais de tous les champs de la biologie contemporaine: transgénèse, culture de tissus, hybridation ou sélection végétale et animale, homogreffes, synthèse de séquences d'ADN artificielles, neurophysiologie, technologies de visualisation de la biologie moléculaire. C’est devenu une réalité : les artistes sont entrés dans les laboratoires. Ils transgressent délibérément les procédures de la représentation et de la métaphore pour passer à l'acte d'une manipulation du vivant lui-même-. La biotechnologie n'est plus seulement un thème, mais un outil : des animaux fluorescents verts, des ailes que l'on fait pousser pour des cochons, des sculptures qui prennent forme dans des bioréacteurs et sous le microscope, ou bien de l'ADN utilisé comme médium artistique.

Le mot-clé de ces démarches est détournement. Entre fascination et inquiétude, avec des positionnements très hétérogènes, les artistes ayant recours à ces outils n'ont pas attendu les débats sur les cellules souches embryonnaires et les annonces média-cloniques raëliennes pour étaler devant nous la matérialisation – la fiction ne semble plus affecter personne – de futurs contestables censée cristalliser nos inquiétudes, espoirs et fantasmes face à ce nouveau culte du possible. Leur stratégie est double: Pour accéder aux domaines protégés par la barrière des savoirs techniques, ils s'y infiltrent en collaborant – ce qui les rend suspects aux yeux du milieu de l'art. Sont-ils des suppôts de la bioindustrie émergeante? Dans des œuvres ambiguës et complexes, mais pas forcément eschatologiques, ils reflètent le nouveau biodéterminisme, l'image de l'homme à travers ses particules élémentaires, le brevetage de la vie, parfois le scientisme mercantile, le risque eugénique, le statut des organismes transgéniques et la sournoise perspective des pièces de rechange organiques sur mesure, à l'ère de la xénotransplantation – ce qui les rend suspects aux yeux du milieu de la recherche et de la biotechnologie. Sont-ils des éveilleurs de conscience ? Peut-on, afin de mettre en perspective les enjeux du siècle biotech' , élever la voix de Cassandre sans entrouvrir la boîte de Pandore ? L’art a-t-il le droit de recourir aux méthodes qui sont monnaie courante dans la recherche ? Les home-studios biotechnologiques sont-ils pour bientôt? Une nouvelle culture populaire, matérialisant les fantasmes technophiles hérités de l'ère numérique ? Rien d'étonnant à ce que l'art s'inspire et se serve des technologies de son temps – des premières avant-gardes à l'art du réseau, les connaissances et les outils ont fait l'objet d'un questionnement, avec plus ou moins de distance critique. Mais peut-on détourner les sciences de la vie ? En les utilisant, il ne s'agit pas de faire peur – mais de faire face. A une époque où ce qui est réalisable se réalise, ces artistes mettent en abîme le clivage entre, d'un côté, les apologétiques discours officiels de la technoscience, et de l'autre, une paranoïa basée, à tort ou à raison, sur l'inquiétude, ou sur le refus raisonné de cette accélération.

Or cet art dérange. Parce qu'il touche à nos peurs et reflète les contradictions de ce que l'on nous annonce comme la "révolution biotechnologique". Parce que, au moment où les sciences de la vie se développent dans une logique de marché, il entretient des rapports délicats avec elles, laissant douter de son autonomie. Parce qu'il en met en lumière, au delà du symbole, les perspectives et possibles dérives. Parce qu'il pousse les procédés biotechnologiques jusqu'à leur application paradoxale, ou tout simplement esthétique ou poétique, transformant ainsi l'habituel discours utilitariste qui nous promet un futur radieux, digne de la glose très gai savoir de Vilém Flusser nous décrivant le "Disneyland" à venir. Après l'ère de la dé-matérialisation, de la simulation numérique, de l'immersion, et du relationnel ou du procédural en art contemporain, de la "vaporisation" , voici donc une re-matérialisation poussant plus loin le principe de la construction et contribuant à l'éviction du primat de la représentation. Pourtant, il ne s'agit pas non plus d'un retour à l'œuvre, vivante et tératogénérée de surcroît, ni guère de l'animation de créatures-objets découlant d'une fascination pour les automates d'antan, où justement la technologie était occultée, mais d'une confrontation des biotechnologies avec leur détournement, parfois paradoxal.

Alors Alba – blanc en latin – la lapine (parfois) fluo et albinos qu'Olivier Cadiot voit venir de la quatrième dimension, celle du ready-mate (scientifique) peut-être, et dont le concepteur Eduardo Kac prône l'intégration sociale, est-elle un alien? En proposant de normaliser "l'anormal", Kac oppose leur double à des symboles médiatiques, tels que Dolly, tout en se gardant de condamner le transgénique en soi , mais en matérialisant ses conséquences. Il rejoint là une idée du philosophe Peter Sloterdijk, interprétée par Yves Michaud : "Les philosophes et spécialistes d'éthique raisonnent toujours subtilement a priori sur ce qu'il faudrait faire ou ne pas faire, mais il se pourrait bien qu'on dût considérer aussi a priori le jugement à porter a posteriori sur les errements du monde et des hommes. L'interdiction des gestes et procédures conduisant à ce monstrueux s'étendra-t-elle à la mise à mort ou en quarantaine de leurs résultats – ou bien les accueillerons-nous avec sympathie et cordialité dans la grande famille humaine au risque de nous habituer à coexister avec ces aliens et de commencer éventuellement une nouvelle aventure avec eux, comme nous sommes habitués à accepter les trisomiques ou les handicapés graves? Les risques des biotechnologies viennent non seulement avant mais après elles." Ainsi, l'icône de la lapine fluo mute, elle aussi, devenant un miroir sociétal qui met en scène l'emballement des médias et les opinions antagonistes – comparable au miroir que l'homme de théâtre Christoph Schlingensief tendit aux Autrichiens, après l'entrée du parti populiste d'extrême droite de Jörg Haider au gouvernement, avec son installation-performance Ausländer Raus (Dehors les étrangers) . Il y mettait en scène, dans des conteneurs étanches en plein Vienne, un jeu genre loft story dans lequel les citoyens votaient pour l'expulsion de tel ou tel demandeur d'asile, générant pendant quelques semaines une narration publique autonome, violente et complexe. Ainsi Alba peut-elle symboliser tout et son contraire : "frivole et fascistoïde", œuvre d'un "collaborateur" qui est ailleurs décrit comme un grand résistant, un "biopunk" engagé dans "la lutte contre les OGM" et qui "travaille sur des projets de recherche afin d'éviter que la réalité passe pour de la fiction" .

Quand l'art contemporain descend aussi littéralement dans la vie, cela n'est pas sans rappeler, mais sans tomber dans le piège des analogies abusives, quelques idées fondamentales des avant-gardes des premières décennies du XXe siècle, notamment du constructivisme et, comme le rappelle Richard Hoppe-Sailer dans sa contribution, du Bauhaus : le remplaçement de la représentation de la vie par sa modification, une certaine impulsion "prométhéenne" à l'échelle de la société, une conception de la réalité elle-même comme matériau, et surtout, de nouveau la tentation du savoir scientifique et une utilisation à la fois expérimentale et analytique des technologies émergeantes – concept évoquant notamment Laszlo Moholy-Nagy : "Bien que le travail de recherche de l'artiste soit rarement aussi systématique que celui du scientifique, tous les deux entretiennent une relation à la vie en tant qu'entité, et non pas en terme de détails. En fait, l'artiste aujourd'hui le fait de manière plus conséquente que le scientifique, car avec chacune de ses œuvres il fait face à un tout auto-corrélé, alors que seuls les scientifiques théoriques ont droit à ce luxe d'une vision globale. La principale différence entre les problèmes de l'artiste et du scientifique est la différence dans la forme de leur matérialisation et de leur compréhension/appréhension."

Dans cette optique, on comprend mieux l'approche du laboratoire de collaboration art-science de SymbioticA, à l'Institut d'anatomie et de biologie de l'Université d’Australie occidentale, à Perth, où artistes et chercheurs travaillent main dans la main. Loin du thème sensible de la génétique, le projet TC&A – Tissue Culture and Art – adopte la culture tissulaire en tant que pratique de plasticien. Leurs pièces semi-vivantes interrogent à la fois le matériau et le contexte de son application potentielle, détournée afin d'établir cette vision globale, réclamée par Moholy-Nagy, des conditions économiques, sociales et morales. L'exemple de leurs Pig Wings, des "ailes" palpitantes, cultivées à partir de cellules souches de porc, laisse transparaître une ironie devenue chair à l'égard du marché avec ses perspectives mirobolantes et ses symboles : Pigs might fly – selon l'expression idiomatique anglaise, "si les cochons avaient des ailes, tout serait possible". Un travail initialement proposé, et aussitôt refusé, lors d'un appel à projets du Wellcome Trust, fondation privée pour la recherche biomédicale, dans le cadre d'une exposition sur les perspectives fulgurantes ouvertes par l'annonce du décryptage du génome humain. Ironie car, si les ailes existent bel et bien dans la galerie, leur taille laisse à désirer. Les promesses hyperboliques se réduisent à quelques centimètres carrés. Dans Disembodied Cuisine, la banale normalité de l'élevage de masse est mise à l'épreuve via la perspective pseudo-positiviste de sculptures semi-vivantes comestibles, cultivées à partir d'une biopsie prélevée sur une grenouille qui continue à vivre à côté du steak en croissance – en théorie, ces steaks renouent avec des recherches scientifiques sur le "steak de pétrole", le carburol, projet mené dans les années 60 pour trouver des substituts protéiques bon marché, mais abandonné à l'époque de la crise pétrolière de 1973 .

La perspective des organes animaux génétiquement adaptés pour l'homme, et des parties du corps reconstituées à partir de cellules souches et cultivées en laboratoire, comme cette fameuse oreille implantée sur le dos d'une souris qui aurait beaucoup plu à Van Gogh et dont l'image a stimulé d'intenses fantasmes de chimérisation, incite de nombreux artistes à s'interroger sur la remise en cause des frontières, des limites physiques du corps humain. Ainsi, la peau dédolée, cultivée, hybridée et tatouée est le médium d'expression d'Art Orienté objet, fruit d'une expérimentation sur les artistes eux-mêmes. Un cabinet de curieux autoportraits biotechnologiques en guise de totems contemporains, destinés – dans l’idéal – à ce que des collectionneurs se les fassent greffer. L'artiste slovène Polana Tratnik, elle, joue sur la confusion entre l'artifice biologique, la peau de laboratoire qui est plus surface qu'organe fonctionnel, et le latex, tandis que la pionnière du body-art français, Orlan, nous demande si des cultures de sa peau ne pourraient pas rôtir dans les bioréacteurs de SymbioticA/TC&A, de préférence de la peau hybridée avec celle d'un donateur noir, afin de prolonger pour de vrai ses séries africaines de modifications corporelles virtuelles. A quand le moment où les génies créatifs conserveront leurs cellules dans du liquide cryogénique, comme certains prix Nobel l'ont fait avec leur sperme, et se laisseront cloner pour enfin créer de vraies familles d'artistes ? Dans cette direction, le chemin est déjà balisé avec Chrissy Caviar ® : l'artiste Chrissy Conant vend, dans de très jolis bocaux, ses ovules prétendument prélevés lors d'interventions gynécologiques répétées, en tant que "caviar humain, ascendance caucasienne", pour révéler les nouvelles formes de prostitution et d'exploitation biologique.

Plus réconfortant : l'art ayant pour thème la biodiversité, comme les installations de plantes de George Gessert, un peintre qui a abondonné les pinceaux pour des techniques pointues d'hybridation végétale. Il nous rappelle que "l'art génétique" – bien qu'à petite échelle – se trouve aussi dans chaque jardin. Mais ses installations laissent apparaître, derrière la façade d'une simple beauté, des réflexions sur l'eugénisme et l’utilisation de la génétique pour des effets de mode. Par une sorte de "darwinisme inversé", Gessert favorise le phénotype de plantes répondant à son goût personnel, et souvent inadaptées aux "lois" du marché car diamétralement opposées au courant esthétique dominant. Les artistes peuvent-ils ré-enrichir la biodiversité? Dans le même esprit "arche de Noé", Brandon Ballengee essaie de recréer une espèce éteinte de grenouille africaine, à rebours et à partir d'espèces voisines. Le biotechnoromantisme existe : de tels projets contiennent l'illusion qu'une technologie nouvelle pourrait réparer les ratés de l'impact sur l'environnement des anciennes technologies humaines. Que reste-t-il de la Nature? demande d'ailleurs Marta de Menezes, qui s'est liée à un laboratoire universitaire aux Pays-Bas afin de créer des papillons uniques. En perçant les chrysalides à l'aide d'une aiguille, elle obtient des motifs maîtrisables sur leurs ailes. Ces transformations ne concernent néanmoins que le phénotype de l'insecte, et non son génotype, l'œuvre disparaissant ainsi à la fin de chaque cycle de vie. A chacun sa déontologie pour un "art qui vit". Comme le remarque Georges Gessert, quand on dépasse la représentation, le deuxième degré devient macabre : "Il n’y a pas eu de Warhol de la sélection végétale."

30 are better than one semble toutefois se dire Joe Davis, artiste-chercheur au Massachusetts Institute of Technology de Cambridge. Mais à la différence de Warhol, qui "clonait" en 1963 la Joconde de Léonard de Vinci – symbole de référence pour la mouvance art-science, Davis reproduit à l'infini non pas des visages humains, mais le sexe feminin : Il a développé une technique de représentation visuelle à très petite échelle, nommée DNAgraphy. L'ADN y tient lieu d'émulsion photographique, et Davis commence par créer des images emblématiques d'une taille de 1mm2 et visibles sous le microscope, telles que L'origine du monde d'après Gustave Courbet, puisque ce tableau a, lui aussi, "passé la majeure partie de son existence hors de la vue des hommes, attendant d’être révélé." Il s'agit là d'un détournement des puces à ADN, normalement destinées à analyser l’expression de milliers de gènes simultanément. Davis, qui n'est nullement intéressé par la manipulation des organismes pour changer leur phénotype, synthétise la matière à analyser et en dessine le récepteur – la serrure et la clef – pour encoder des messages et des images poétiques. En même temps, il touche à une problématique centrale de la relation entre l'art et la science, celle de la visualisation des concepts. Par sa démarche, il semble ironiquement souligner que nous trouvons surtout ce que le modèle employé au départ nous suggère. Pourquoi alors ne pas "visualiser l'invisible" ? C'est ce qu'entreprend Marta de Menezes, dans ses Functional Portraits, réalisés à l'aide de l’imagerie fonctionnelle par résonance magnétique. Elle montre des activités créatives comme flux bio-mécanique, l'homme comme matière. Dans nucleArt, elle "sculpte" des cellules humaines grâce à des projections qui reconstituent la structure tridimensionnelle du noyau humain.

Ainsi, bien qu'influencée par les trouvailles de la bioinformatique récente, la démarche expérimentale de la majorité des artistes biotech', à l'exception de Davis, ne semble pas déterminée par le désir d'incarner les simulations des "algorithmes génétiques" de l'âge numérique, notamment celles opérées dans le secteur de la vie artificielle ou de l'art génétique numérique , mais s'avère d'ordre plutôt phénoménologique. C'est-à-dire qu'elle opère par des expériences concrètes, des réalités biologiques, et non pas par des propositions logico-mathématiques qui tendent à définir le génome comme l'équivalent d'un logiciel parfaitement contrôlable.

C'est justement avec ce concept que joue Eduardo Kac, dans Genesis et sa pièce jumelle Transcription Jewels. Avec Genesis, il entraîne le visiteur dans un perfide et déstabilisant jeu d'interactions, présenté comme ludique et relayé par internet. Dans des bactéries réellement transgéniques, l'encodage métaphorique d'une phrase biblique et fondatrice de notre conception de l'homme est soumis à des mutations. Ironiquement, Kac fait muter ses bactéries avec des rayons ultraviolets, c'est-à-dire avec le facteur mutagène le plus quotidien. En résulte, dans les "Bijoux de la transcription", de la poudre d'ADN de ces bactéries, purifiée, de la poudre aux yeux, conforme à la dénonciation antérieure du fétichisme génétique par la philosophe des sciences et féministe Donna Haraway: "Avec un peu d'imagination, on dévoile le fétichisme marchand dans les échanges du marché transnational où des gènes, ces choses-en-soi, macromoléculaires et en or à 24 carats, semblent être eux-mêmes la source de valeur" – Kac enferme la poudre dans un flacon, une relique… ornée d'une "protéine" en or massif, peut-être à 24 carats, matérialisant ainsi l'immatériel, comme Edvard Munch l'a fait il y a un siècle dans ses Madones, où l'héroïne de l'immaculée conception est entourée d'un cadre parsemé de spermatozoïdes, et d'un embryon au regard culpabilisateur .

Mais de telles stratégies métaphoriques sont généralement éclipsées par la charge émotionnelle que porte aujourd'hui le recours à la génétique, notamment, en tant que médium. Des artistes comme Kac associent alors sciemment des titres à connotation religieuse à leurs pièces ; ce dernier utilisant la bioluminescence par transgénèse comme symbole d'une nécessaire renaissance des Lumières à l'heure où la majorité des gens est plongée dans un état de minorité et de dépendance vis-à-vis des experts, dont les blouses blanches ont remplaçé les frocs noirs. Le code génétique ainsi encensé, et la double-hélice vue comme échelle de Jacob, n'est-ce pas dû aussi à ce que nous aimerions, inconsciemment, voir dans chaque nouveau savoir scientifique des secrets mystiques enfin révélés ? Après Babel, trouvera-t-on enfin dans l'ADN le "rêve de Leibniz d'un langage universel, qui serait à la fois une lingua characteristica [universalis] qui permet la description "parfaite" du savoir par la démonstration des "caractéristiques réelles" des concepts et des choses, et un calculus ratiocinator, qui rend la mécanisation du raisonnement possible" ? Par ailleurs, en référence au chamanisme, certains voient même la double hélice partout – grâce à l'émission de photons par l'ADN qui permettrait la vision directe de la structure en double hélice du génome des organismes vivants . L'architecture humaine, et même les escaliers de nos bâtiments seraient génétiquement déterminés, car "les gènes de la double hélice ont toujours été avec et en nous, des [escaliers] simples et doubles, enroulés à droite ou à gauche, ont toujours été communs dans l'architecture" . Et puisqu'"on découvre un programme : comment censurer celui qui se demande s'il existe un Programmeur?" Pendant que Dieu revient ainsi par la porte de derrière, des pièces comme Le Huitième Jour, dans laquelle Kac fait des organismes fluorescents verts une sorte de compteur Geiger, nous indiquent que nous nous trouvons déjà dans un environnement transgénique – circonstance qui nous échappe du fait "d'une échelle physique trop grande, et d'une échelle temporelle trop lente" , un concept littéralement repris du technophile Moholy-Nagy et de ses considérations sur l'espace-temps .

Mais que l'on y regarde de plus près : certaines œuvres biotech' ne renvoient pas qu'à un futur transfiguré. Quelle est la nature d'un biomarqueur détourné en marqueur social, de la protéine verte, que l'on ne voit que sous lumière bleue et à travers un filtre jaune, et qui laisse apparaître le semblable comme autre? Si l'on se souvient de Time Capsule – où Kac s'implantait une micropuce, destinée normalement à retrouver des brebis ou autres animaux égarés, s'enregistrait à la fois comme le propriétaire et l'animal et disposait dans la galerie ses photos de famille de la Pologne des années 30 – le marquage prend une autre coloration. Le choix du code morse dans Genesis est aussi déterminé par le fait que Samuel Morse était "raciste, xénophobe, anti-catholique et antisémite" , cependant que SymbioticA construit son laboratoire noir en "hommage" au chercheur Alexis Carell, pionnier en matière de culture de tissus, prix Nobel en 1912 – mais aussi théoricien de l'eugénisme à l'heure de Vichy .

Nombreux sont les indices montrant que les artistes ont commençé à questionner leurs nouveaux, et si contestés, moyens d'expression. Comme l'écrit George Gessert : "Nous ne pouvons totalement apprécier une œuvre d’art que si elle reconnaît les questions qu’elle soulève, c’est pourquoi l’art qui ignore trop le monde, comme Le triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl, peut être profondément choquant. En matière d’art génétique, l’esthétique pure doit prendre en compte les questions que soulève toute intervention dans l’évolution." Tant que l'on ne considèrera les artistes biotech' qu'à travers le choix de leurs outils, ils seront attendus au tournant.


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