Revue Inter, art actuel , n. 94, Automne 2006, Montréal.


Eduardo Kac: au-delà du lapin vert

 Julie Rhéaume

 Savant fou?  Dr. Frankestein des temps modernes?  Plutôt un artiste qui utilise les nouvelles technologies pour pousser les limites de l’art, allant jusqu’à manipuler le vivant.  L’Americain Eduardo Kac est un pionnier de l’art des  télécommunications dans sa version pré-Internet des années quatre-vingt.  Il est aussi trés connu grâce à Alba, lapine albinos née en 2000 et porteuse d’une proteine verte fluorescente, résultat d’un travail en génie génétique.  En octobre 2005, Eduardo Kac donnait une conférence dans le cadre de l’événement Artificiel et monstrueux présenté par La Chambre blanche à Québec.  Inspirée de son dernier livre1, sa conférence s’intitulait Téléprésence et bioart - Connecter humains, robots et lapins.

 

Julie Rhéaume: Pour vous, qu’est-ce que le bioart?

Eduardo Kac:  Le bioart, c’est une nouvelle forme d’art qui s’occupe du vivant.  Au lieu de voir les vivants comme une métaphore, comme un sujet de l’œuvre au sens de thème, on place les vivants comme sujets en tant qu’œuvre.  Ce n’est pas la création d’objets biologiques.  Ce n’est pas prendre le vivant pour sa forme mais bien la création de sujets.  L’artiste ne crée pas d’objet, il crée des sujets.

 

J.R.: Lorsqu’on travaille avec des organismes vivants, faut-il tenir compte de certaines considérations éthiques?

E.K.: Bien sùr, lorsqu’on parle de l’art, on parle d’esthétique, et lorsqu’on parle d’esthétique, on parle aussi de l’éthique.

Sauf que l’art bio met l’éthique en évidence d’une nouvelle façon parce qu’on ne peut pas traiter le vivant comme on traite des objets.  Ça pose une problématique.  On ne peut traiter l’être vivant comme on traite des objets.  D’un point de vue artistique, les artistes ont créé des idées, des formes, des objets, des espaces;  maintenant ils créent des êtres vivants.  Les êtres s’imposent par rapport à l’homme d’une façon éthique.  Pour reprendre la formule de Lévinas:  une différence qui n’est pas une différence, mais la responsabilité.

 

J.R.: L’un de vos projets les plus connus s’appelle le GFP Bunny ou Lapin à la protéine vert fluorescent.  Cette protéine a été intégrée aux gènes du lapin.  Sous une lumière spéciale, le lapin devient fluorescent et tourne au vert.  Cette œuvre a-t-elle suscité de la controverse, notamment chez les défenseurs des droits des animaux?

E.K.:  Pas exactement.  C’est plutôt la télévision qui a contacté des activistes des droits des animaux pour leur demander leur position.  Ce ne sont pas les activistes eux-mêmes qui se sont opposés de leur propre chef.  La première fois, ABC News aux États-Unis a appelé PETA (People for the Ethical Treatment of Animals), l’organisme principal qui défend les droits des animaux.  La porte-parole a alors dit que, si le projet de la lapine verte traitait de la situation des animaux de laboratoire, ça pourrait aider vraiment les animaux.

Il existe toutefois un large spectre de réactions.  Cette réaction n’est qu’un exemple.  Il y a les gens de gauche qui sont pour ou contre pour les mêmes raisons que des gens de droite.  C’est particulièrement intéressant.

 

J.R.: Le bioart rapproche donc la gauche et la droite?

E.K.: On retrouve les mêmes arguments.  Il y a des gens de gauche qui disent être contre parce qu’il ne faut pas toucher aux vivants.  Il faut respecter les êtres vivants.  Il y a des gens de droite qui clament qu’il ne faut pas toucher aux vivants parce que c’est contre la religion, par exemple.  Il y a aussi les gens à gauche qui disent que c’est révolutionnaire, que ça va aboutir à quelque chose de nouveau.  Et il y a également des gens de droite qui desent aussi que c’est révolutionnaire, qu’on va finalement modeler la vie, la contrôler, s’en servir à des fins industrielles.  Les arguments qui résultent du bioart sont polarisés et partagés par la droite et par la gauche.  Moi, je cherche à créer une troisième voie dans laquelle il ne faut pas prendre des positions opposées mais plutôt aboutir à une position plus subtile, plus nuancée, dans lquelle on peut voir les côtés positifs des deux positions et en même temps comprendre que le génie génétique, la biotechnologie sont des outils que les artistes peuvent utiliser afin d’alimenter leurs propos visuels ou philosophiques.

 

J.R.: Abordez-vous l’art électronique d’une manière différente de votre approche de l’art biologique?

E.K.: Oui, comme je le disais plus tôt, on ne peut pas traiter un être vivant comme on traite un objet, des dispositifs ou des systèmes.  L’étre demande un rapport de responsabilité, un rapport personnel, un rapport que je qualifie normalement de dialogique au sens de “dialogue’, de “langage humain intersubjectif”.

 

J.R.: La notion de communication est aussi au centre de plusieurs de vos œuvres et de votre travail...

E.K.:  Je ne cherche pas seulement à apporter toutes les formes de communications existantes au domaine de l’art mais aussi à découvrir des formes de communications nouvelles et peut-être même à en inventer.  C’est vraiment le projet de toute ma vie: de ne pas accepter la notion de communications comme on la conçoit normalement.  Il existe plusieurs modèles de communications.  Si on regarde la communication chez les animaux, il en existe plusieurs formes.  Ça fait à peine une vingtaine d’années que l’on a découvert la communication infrasonique chez les éléphants qui fonctionne méme à distance.

 

J.R.: Vous avez déjà abordé la biopoetry (biopoésie) qui traite de diverses formes de communications, dont la communication animale...

E.K.:  Ma formation académique est en littérature et en philosophie. J’apporte (à mon art) cet intérêt pour le langage, pour une exploration ludique et créative du langage qui est finalement une forme de communication entre les hommes.  La philosophie, c’est aussi une réflexion sur le monde, sur nous-mémes et sur notre rapport avec le monde.  Ces multiples intérêts se transposent sur mes nouveaux travaux.  La biopoésie, c’est justement ça.  C’est le propos d’une poésie biologique, une poésie créée avec le vivant, mais ça n’implique pas seulement la transgénèse, la biotechnologie, au sens propre.  Ça veut aussi dire de comprendre plusieurs formes de communications qui existent mais ne suivent pas les formes humaines de communications et qui sont vraiment très intéressantes.

Par exemple, les éléphants utilisent les infrasons pour communiquer sur de très longues distances, jusqu’à huit miles.  Je trouve aussi que nous pouvons créer des poèmes conçus par les systèmes de communications, les systèmes de perception, la sensibilité, des animaux pour les animaux.  Ce qui veut dire que la poésie peut ne pas être exclusivement destinée aux hommes.  Pourquoi ne pas créer ce type d’œuvres poétiques et les expérimenter nous-mêmes?  On irait ainsi au delà du langage de l’homme.

On peut dire que ce n’est pas de la poésie sauf que ce n’est tout simplement pas de la poésie comme nous la connaissons.  On peut proposer une nouvelle forme de poésie qui va au delà du langage humain et qui est créée selon le langage des abeilles, des éléphants et d’autres espèces, une forme d’expérience linguistique inhabituelle chez ces créatures, une expérience qui ne se limiterait pas aux seuls besoins de survie ou de reconnaissance d’un membre d’une même espèce, mais un autre genre d’expérience.

 

J.R.: Comment voyez-vous l’avenir du bioart dans les prochaines années?

E.K.:  Comme dans le passé avec l’art vidéo, les développements technologiques peuvent jouer un rôle.

Toutefois, l’évolution d’un art ne doit pas simplement suivre les développements technologiques.  En même temps, il faut reconnaître que les développements technologiques peuvent élargir le champ technique d’un artiste.  Par exemple, la vidéo numérique nous permet de travailler sur plusieurs niveaux d’images en même temps, ce qui était impossible avant.

Le travail sur le métabolisme va donner quelque chose de nouveau.  Maintenant, on travaille surtout sur les gènes et les protéines sauf que la recherche commence à mieux comprendre l’interaction entre les gènes et comment ce processus peut changer le métabolisme de l’organisme.

Nous commençons aussi à aborder les rapports interactifs, dialogiques et relationnels entre nous et nos compagnons, les vivants qui ne sont pas humains.  Nous avons dans notre intestin au moins 400 types de bactéries et nous sommes en train de mieux comprendre comment notre réseau bactérien affecte notre métabolisme.  Nous sommes un réseau et non tout simplement un être humain.  Nous sommes aussi des biotopes.  Je pense qu’au moment où notre compréhension devient plus complexe, notre travail de création au niveau biotechnologique va devenir plus complexe.  Finalement, de nouvelles branches en fabrication biologique, la biologique synthétique, vont nous permettre de créer des êtres nouveaux à partir de rien.  Au lieu de créer par les changements, nous allons être capables de synthétiser des êtres vivants à partir de niveaux plus basiques

 

J.R.: Chez les humains, on peut concevoir l’art corporel (tatouage, piercing, scarification et modidfications volontaires de tout acabit) comme une forme d’art biologique très primaire... Les humains pourraient-ils s’adonner à une forme de bioart plus complexe, forme qui pourrait nécessiter les biotechnologies?

E.K.:  Oui et non.  Non, dans le sens que je ne pense pas qu’on doive créer des êtres humains dans un contexte d’art.

Si je crée un être humain, comme artiste, je serai le père de cet être.  Ma famille est complète, je ne veux pas avoir d’autres enfants.  Ça soulève des questionnements, des responsabilités très particulières au niveau du rapport avec l’homme.  Il faut faire des choix particuliers.  Un autre artiste, qui voudrait être le père d’un être, pourrait décider de le créer.  Ce n’est pas à moi de décider.  Je ne parle toutefois que pour moi.  Je ne veux pas donner de règles morales pour les autres artistes.

Et oui... dans le sens que j’ai déjà modifié mon corps en y insérant une puce lorsque j’ai créé l’œuvre Time Capsule.

C’est parfaitement concevable que je puisse à l’avenir me modifier moi-même au niveau génétique.  Par exemple, extraire une des 400 bactéries que j’ai dans mon corps, la modifier et la réintroduire dans mon organisme.  Je peux même faire des changements qui ne sont au niveau local: changer quelques cellules sur ma main droite.  C’est concevable que les artistes puissent explorer sur leur propre corps.

 

 

         Note

    1   Telepresence and Bio-Art-Networking

        Humans, Rabbits and Robots.  University of

        Michigan Press, 2005.

 


Kac Web