Beaux Arts magazine, N. 222, Novembre 2002, pp. 58-60.


BIO ART : LA GÈNES GÉNÉRATION

JUDICAËl LAVRADOR


Lapin vert fluo, installation transgénique, écosystème virtuel et coloré: jouant les apprentis sorciers, certains artistes s’aventurent, avec plus ou moins de bonheur, dans le domaine des biotechnologies et de la génétique. Décryptage d’un phénomène qui a désormais ses stars et ses galeries.

Le lapin fluo d’Eduardo kac (1) est au bio-art ce que Marilyn Monroe était à l’art pop: une icône. Mais à l’occasion de cette grand-messe de l’art transgénique, numérique et multimédia qu’est le festival @rt Outsiders (accuelli en septembre-octobre par la Maison européenne de la photographie), la star mutante a brillé par son absence et alimenté les rumeurs: Alba, nom de code “GFP Bunny”, serait une imposture scientifique.
Ou serait maintenu prisonnier dans un labo français par des scientifiques effrayés de son succès médiatique. En fait, aux dernières nouvelles, le petit lapin avec le gène d’une seiche serait mort. Et au soir du vernissage à la Mep, son créateur brésilien se consolait en arborant un tee-shirt floqué du portrait de l’animal. Manière de lui rendre un juste hommage. Car à 40 ans, Eduardo Kac lui doit une large partie de sa notoriété. De même qu’une large palette de jeunes artistes qui s’essayent eux aussi aux technologies de pointe et plus largement à la création de vies artificielles. Peu à peu, et surtout aux États-Unis, en Allemagne ou au Japon, des antennes universitaires spécialisés accueillent ces artistes d’un nouveau genre, au profil très disparate: apprentis sorciers, ingénieurs très qualifiés, croisés du XXI siècle célébrant le mariage de l’art et de la science ou philosophes visionnaires, tous mettent en scène les ressorts de l’électronique, de l’informatique ou des biotechnologies. Avec le sentiment de révolutionner l’art. Et de nourrir la réflexion sur des questions étiques cruciales. Tout ça parce que leurs travaux touchent au vivant, créent ex-nihilo des organismes nouveaux et placent le spectateur dans la position d’un démiurge. Dans cette catégorie des pièces génético-interactives moralement dérangeantes, Eduardo Kac remporte le premier prix avec une pièce intitulée Genesis (2). À l’intérieur d’une éprouvette, des bactéries se développent et intègrent un gène synthétique inventé par le Brésilien. La mutation de ces micro-organismes dépend en fait de l’intervention du spectateur, qui en cliquant sur un ordinateur a l’honneur et l’avantage d’accélérer le processus. L’homme, en somme, fait figure de dieu tout-puissant. Libre à lui d’en user à bon escient en altérant ou pas la vie des bactéries. D’autant que ce gène dont elles son infectées est un codage ADN (via le code morse) d’un passage de la Bible. “C’est un geste poétique et symbolique, explique Eduardo Kac. Créer un géne de la Génèse, c’est évidemment ridicule. Il s’agit juste de montrer que cet élément microscopique recèle une vision du monde. Et qu’agir sur le vivant est un acte dont les fondements sont d’abord idéologiques.” Cet arrière-fond philosophique incite notre Brésilien, linguiste et sémiologue de formation, à distinguer le bio-art de la recherche scientifique. À lui des grandes questions et aux chercheurs l’exploitation des découvertes à des fins industrielles. N’empêche, les bio-artistes ont parfois la réputation de jouer les Frankenstein amateurs et de mettre grossièrement les pieds dans l’éprouvette. Sans toujours mesurer les risques.
Aux États-Unis, un collectif éclectique d’artistes et de théoriciens mène des actions à la tonalité un peu dadaïste et volontiers provocatrices pour jeter un regard critique sur l’exploitation aussi bien industrielle qu’artistique des nouvelles technologies. Fondé en 1986 et présent à la Documenta X de Kassel, le Critical Art Ensemble avait, cette année, le projet d’offrir au visiteur d’une expo bio une fiole contenant un organisme génétiquement modifié. La proposition fit scandale: toute bactérie peut entraîner un risque (même infime) d’infection. Mais en attisant le débat sur l’opportunité de sortir des labos biotechs des créations dont on ignore encore en grande partie les nuisances, le Critical Art Ensemble gagne son pari. Aux États-Unis désormais, une exposition de bio art doit obtenir l’autorisation d’un comité de santé publique.
La paranoïa, fondée ou non, qui règne dans ce type d’expo est de toute façon un plan marketing idéal pour les bio-artistes, auréolés d’emblée d’un parfum sulfureux. Le docteur Hunter O’Reilly souffle ainsi le chaud et le froid avec son installation Radioactive Biohazard, pompeusement sous-titrée “Réinterpréter la biotechnologie comme un art”. L’Amérique panique le spectateur en mettant en scène la beauté du mal, en l’occurrence des images ravissantes du virus Ébola ou du cancer. Ce qui revient en fait à faire un cours de sciences naturelles où chacun s’étonne, en levant les yeux du microscope, du charme vénéneux des microbes. Fausse esthétique de laboratoire et vrai académisme de salon qui, déplacés dans le champ de l’art contemporain, semblent soudain très désuets. Quand Wim Delvoye fabrique de répugnantes machines à merde ou que Carsten Holler installe ses spotlights bondissants et aveuglants, @rt Outsiders en est encore à s’enthousiasmer devant les portraits virtuels, vaguement anthropomorphiques, de Servovalve. Nul doute que la technique utilisée est au point. Mais l’artiste la met ici au service d’une imagerie esthétiquement catastrophique: sur l’écran plasma, des visages émergent successivement d’un chaos de lignes. Une espèce de morphing glauque mais virtuel et aléatoire. Trop de productions numériques semblent ainsi s’enivrer d’une débauche de technologies. Et sacrifier toute dimension esthétique sur l’autel de la sacro-sainte interactivité.
En gros, il s’agit à chaque fois de cliquer sur le mulot et d’attendre ce qui se passe. Dans Life Spacies II, de Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, le spectateur donne naissance à des insectes virtuels, en tapant sur un clavier. Les bestioles se dandinent sur l’arrière-fond verdâtre de l’écran: une espèce de plante sous-marine à tentacules. Il faut faire comme si cette moche image n’avait pas d’importance, pas plus en tout cas que la disposition très traditionnelle de l’installation. Ce qui mérite toute l’attention du spectateur selon Laurent Mignonneau, c’est que dans le monde virtuel qu’il a créé, les bestioles n’ont plus besoin de personne, et surtout pas de lui. Elles vont vivre leur vie, se manger entre elles, croître, s’accoupler, enfanter toutes seules: la vie quoi, mais dans un ordinateur. Ce qui, soi-disant, est une petite révolution en art: car, comme l’explique avec emphase ce jeune professeur, très actif au Japon: “La création n’est plus conçue comme une expression de la créativité des artistes mais devient elle-même un processus dynamique basé sur l’interaction de certains paramètres.” Autrement dit, ce petit peuple virtuel échappe au contrôle de l’artiste et du spectateur. Derrière la nullité esthétique de son dispositif et le profond ennui que provoque la vie routinière de ses bestioles, Life Spacies II manifeste au moins une vision particulière de la technologie. “Dans les systèmes informatiques courants, explique Laurent Mignonneau, l’humain intervient `a 99%. Alors que dans ce dispositif, il perd la main, au profit de la machine elle-même.” Comme si le cauchemar ou le rêve d’une intelligence artificielle digne des meilleurs films de science-fiction commençaient à pendre forme pour de vrai.
Reste que le scénario de toutes ses installations est tristement banal. Et que celles-ci semblent prendre le spectateur pour un enfant, en lui faisant croire qu’il a son rôle à jouer dans cette œuvre, quand le seule place qu’il peut y trouver se résume à celle du cobaye, du candide de service ou du quidam à épater. Que l’œuvre sonde les progrès ou les limites de la science ne fait aucune différence: cet art-là semble à ce point obnubilé par sa propre audace technologique qu’il échoue à s’extraire d’une bulle high-tech paradoxalement très sclérosée. Le soufflé bio risque de se dégonfler très vite. Et à ce rythme, le lapin pourrait bien n’avoir aucun descendant. Ni aucun clone.

Quelques sites pour approfondir le sujet: www.ekac.org, www.aec.at ou www.art-outsiders.com


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