Originally published in Le Monde Interactif, December 15, 2000 (http://www.lemonde.fr/article/0,2320,2857%2D%2D127947,00.html).


 
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Entretien avec Edouardo Kac, artiste brésilien, enseignant à l’Art Institute de Chicago, invité d’Isea
 

Faire oeuvre d’art en créant un gène, repousser les frontières de l’art dans le domaine réservé de la science et en cela se mêler au débat éthique au risque d’être incompris de tous, tel est Edouardo Kac, manifestant ces derniers jours à Paris, dans le cadre d’Isea, pour que l’Inra libère son lapin fluorescent.

 
Mis à jour le vendredi 15 décembre 2000
 

Peut-on dire que vous êtes un artiste "engagé, et ce depuis vos premières interventions au Brésil au début des années 80 ? 

Nous faisions des performances dans la rue et l’espace public dans les années 80 au Brésil. Nous voulions changer le monde physique à un moment où la société brésilienne était quasiment anéantie et privée de toute citoyenneté. Je portais souvent une mini jupe rose, ce qui était une façon d’utiliser le corps, d’étendre nos moyens d’expression et de suggérer l’ambiguïté sociale entre l’homme et la femme. Par la suite, et comme dans le cadre de mes performances j’écrivais mes propres textes, je me suis logiquement intéressé à la question verbale, à la relation du mot dans l’espace. J’ai commencé à travailler avec les technologies, à composer des mots sur ordinateur à les représenter avec un système holographique; les mots se transformaient en fonction des mouvements du visiteur. J’ai composé 23 "holopoèmes" en dix ans. 

Depuis, vous n’avez cessé d’interroger les technologies ? 

Oui mais pour aborder systématiquement la question du contexte et de l’objectivité. On ne peut dissocier un processus de compréhension du monde de l’idéologie de l’observateur. D’où les oeuvres de télé-présence, le robot en 1986 qui était contrôlé à distance et qui discutait avec d’autres personnes dans une galerie. L’ornithorynque (1989), autre robot commandé à distance par téléphone, puis par Internet, depuis 1994. Placé tout près du sol, il permet de comprendre ce qui se passe non seulement quand notre relation à l’espace change mais quand cette relation est affectée par tous les aspects de l’expérience : l’interface, le type de réseau, le nombre de caméras, la structure du corps du robot. A travers ces expériences, plus que la simulation, c’est la stimulation qui m’intéresse, ce qui "stimule" l’imagination, permet de comprendre la multiplicité des filtres de langage et des points de vue. 

Vos expérimentations n’ont-elles pas pris une dimension scandaleuse et "publique", lorsque vous avez infiltré le champ des bio-technologies ? 

L’art biologique est une façon de s’exprimer non par la création d’objets mais par l’intervention à travers le sujet. La technologie quelle que soit sa nature sert d’interface. On parle de GFP Bunny le lapin vert fluorescent, mais celui ci vient après Genesis, la création d’un gène synthétique comme oeuvre qui avait été présenté à Ars Elektronica en 1999. Le projet de GFP Bunny est né dans le cadre d’Avignon Numérique. L’œuvre consistait à intervenir sur le gène d’un lapin en y introduisant un marqueur inoffensif - le GFP - utilisé dans toutes les recherches médicales. Nous avons développé le gène de GFP Bunny avec le professeur Houdebine qui pour moi est réellement un visionnaire dont les positions sont importantes dans le débat éthique actuel. Or, après sa naissance, l’Inra a refusé de laisser sortir Alba, la lapine issue de ce processus. Pourtant ma femme, ma fille et moi-même étions et sommes toujours déterminés à emmener Alba à Chicago pour l’adopter dans notre famille. 

Pour vous, le scandale provoqué par Alba fait-il partie de l’œuvre ? 

C’est ma responsabilité d’artiste de poser les problèmes éthiques, et c’est pourquoi j’ai multiplié les interventions, les conférences, les affichages à Paris au cours de mon séjour. Je ne veux pas créer de monstre, mais poser le problème de la conscience. On ne sait pas vraiment si une bactérie ou si une plante a une conscience, mais en ce qui concerne le lapin ou le chien, nous n’avons aucun doute. Quelques scientifiques eux disent qu’il s’agit de "vitalisme" une notion du XVIIIe siècle, et préfèrent se limiter à analyser des processus moléculaires, alors que les gènes ne font rien tout seuls. On ne peut par réduire la complexité du vivant. On ne peut parler de gènes sans le situer dans un corps lui-même dans un environnement. Nous ne savons pas ce qu’est la vie, mais sans communication, sans interaction, il n’y a pas de conscience, pas de vie. Je sais qu’Alba est une création très ambiguë, mais c’est cette ambiguïté même qui est créative et permet de développer d’autres formes de pensée.

Propos recueillis par Odile Fillion


 

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