Bout Erwan. À propos de « Specimen of Secrecy about Marvelous Discoveries ». [plastik] [en ligne], Plastik #02 - In vivo, L’artiste en l’œuvre ?, 3 juin 2011, Centre d’études et de recherches en arts plastiques (CERAP) de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne . Disponible sur Internet : http://art-science.univ-paris1.fr/document.php?id=507. ISSN ISSN 2101-0323.

 

À propos de « Specimen of Secrecy about Marvelous Discoveries »

Erwan Bout

Date de publication : 3 juin 2011

Résumé

À travers la lecture d’une œuvre issue de l’ingénierie microbiologique qui entretient à dessein des rapports troubles à la tradition de l’abstraction picturale, cet article met en lumière certains des mécanismes de production de sens que le resserrement des rapports entre art et science a fait émerger ces dernières années.

La distinction forme/fond perd de son sens au profit d’une appréhension qui s’inscrit dans un système de représentations où l’expérience esthétique établit des ponts avec l’expérience épistémologique.

En l’occurrence, l’œuvre ici étudiée fait sens par l’irréductibilité : la multiplicité des échelles et des interactions entre les différents agents du système que compose l’œuvre (auteur, spectateur, milieu externe, milieu interne, microorganismes) développe plusieurs réalités dont aucune n’est suffisante individuellement pour prendre la mesure de ce qu’engage l’œuvre. Et c’est précisément dans cette impossibilité de réduire l’œuvre à une de ces réalités que réside son sens.

Texte intégral

Ce sont six petits tableaux au format portrait circonscrits par un cadre blanc et accrochés au mur à hauteur des yeux. Six compositions abstraites dont la surface en grains colorés, principalement indigos et grenats, parfois ocre, est structurée par des cercles et des arcs. Des alignements et des croisements semblent répondre à des choix formels puisés dans l’univers ouvert par un siècle d’abstraction. Ce sont six titres, dont on se saisit pour tenter une première lecture de ces œuvres : Hullabaloo (« Raffut »), Oblivion (« Oubli, inconscience »), Theorem, Apsides, Clairvoyance (« Don de voyance »), Odyssey.

Derrière le plexiglas qui les protège on devine une matière terreuse et humide que la gravité rend plus dense vers le bas tandis qu’en haut apparaissent des craquelures. De très fines gouttelettes d’eau accusent une température plus chaude que prévue et leur position une nécessaire microcirculation de l’air, peut-être en échange avec l’extérieur. Ce sont autant d’indices que ce que l’on voit est, au moins en partie, le fruit du hasard et a évolué au cours du temps. La conservation des œuvres d’art leur impose d’ordinaire aridité, fraîcheur, asepsie et invariabilité des conditions. Comment ces formes si bien dessinées ont-elles pu survivre aussi longtemps ? Et combien de temps encore le pourront-elles ? Quel est le sens de ces conditions particulières ? Quel en est l’impact sur la lecture des œuvres ?

Le titre général est Specimen of Secrecy About Marvelous Discoveries (« Spécimen de secret sur des découvertes merveilleuses »). Dans ce contexte Specimen peut évoquer le champ des sciences expérimentales, plus particulièrement celui de la biologie. Il est au singulier, comme si les six pièces ne formaient qu’une entité. Specimen est étymologiquement lié à Species (« Espèces ») et Secrecy sonne comme Secretion mais signifie le secret. Marvelous renvoie au merveilleux, au féerique, au magique. Discovery peut signifier comme en français aussi bien l’invention d’un trésor, la découverte d’un nouveau territoire ou un succès scientifique.

Or le descriptif technique ne parle ni de peinture, ni de technique mixte, mais de Biotopes. En sciences ce terme désigne un milieu physico-chimique accueillant un ensemble d’organismes vivants qui le peuplent (lesquels forment la biocénose). Biotope et biocénose sont les deux composants d’un écosystème, c'est-à-dire un système biologique, physique et chimique considéré selon ses invariants, ses interdépendances et sa réactivité aux changements de l’un de ses composants. Si l’auteur désigne ses œuvres comme étant des biotopes, il insiste donc sur leur caractère propre à accueillir de la vie et à évoluer avec elle.

Lors d’une seconde visite de ces œuvres une semaine plus tard le grenat est moins vif qu’en souvenir, une crevasse s’est élargie dans Hullabaloo, un nouveau disque émerge à la périphérie du disque principal dans Apsides, il y a moins de microcondensation derrière le plexiglas. Plus généralement, chaque tableau ne laisse plus la même impression que naguère. La chaleur et l’humidité n’ont pas détruit les œuvres car l’éclatante pureté des formes circulaires continue de défier l’apparent désordre du milieu dans lequel elles se dessinent.

Ces dessins sont le résultat d’interactions complexes entre les microorganismes peuplant ces biotopes artificiels, évoluant de manière conjointe vers une optimisation du partage des territoires et des ressources (ions, minéraux, molécules organiques diverses, eau, oxygène pour les bactéries aérobies), des échanges de ressources transformées, de la circulation de l’air, de l’eau, de la chaleur, des organismes eux-mêmes, fruits d’une lutte et d’une collaboration incessantes. Et ces organismes sont vraisemblablement très sensibles aux variations : un public venu les voir nombreux aura tendance à élever légèrement la température (un dixième de degré peut parfois suffire à déclencher ou inhiber certaines réactions chimiques), à diminuer l’éclairage (et donc le rendement énergétique de certaines bactéries à photosynthèse), à augmenter le taux de dioxyde de carbone (favorisant certains organismes et en entravant d’autres), voire à introduire dans leur milieu des bactéries étrangères issues notamment de la respiration humaine (lesquelles rivaliseront avec les autochtones, voire les supplanteront si elles sont en très grand nombre et si le milieu leur convient ou si elles ont muté favorablement).

Elles sont présentées comme des tableaux : aussi bien dans leur présentation que dans leur mise en forme. Elles possèdent un titre individuel et un titre général. Ce sont autant de repères permettant de stimuler chez le spectateur un habitus de lecture picturale. L’auteur nous invite donc à apprécier la composition formelle, colorée et matérielle, les équilibres, les juxtapositions, les masses, les lignes de force, les hiérarchisations, les contrastes, les nuances, les textures, la facture picturale, etc. Et l’œil du regardeur de peinture s’en trouve assez satisfait ; ce qui est très troublant lorsqu’on prend ensuite conscience que cette composition n’est pas directement le produit d’une action humaine.

Chacune de ces pièces étant en évolution constante il est impossible de deviner quelles furent les conditions initiales. Tout au moins l’auteur nous laisse suffisamment d’indices pour laisser penser qu’elles furent semblables. Ces six pièces se présenteraient donc comme six résultats différents à partir d’un même point de départ. La lecture picturale à laquelle nous sommes invités change alors : les écarts de l’une à l’autre prennent tout leur sens, chaque image devenant alors une version des autres, à la fois un individu (au sens d’une entité indivisible et singulière) et un représentant (au sens d’une entité répondant à des critères de caractérisation d’une espèce donnée).

Se rejouent ici la problématique individu/représentant d’une espèce et tous les paradoxes qu’elle entraîne tout en maintenant l’œuvre irréductible à une simple mise en forme de la question de l’identité au sein d’une espèce. Chaque individu de Specimen of Secrecy About Marvelous Discoveries se présente comme un être vivant (en tant que résultat d’un processus biologique complexe et pérenne) irréductible au dispositif qui l’a vu naître. Et le dispositif qui a fait naître ces individus ne saurait se limiter à ces six spécimens.

Autrement dit, les choix de l’auteur nous amènent à faire l’expérience sensible de la coexistence de deux réalités simultanées ontologiquement interdépendantes mais objectivables seulement de manière indépendante.

À l’échelle des tailles, cette œuvre nous fait mesurer l’écart entre une réalité microscopique, invisible à l’œil nu, et qui pourtant détermine ce que nous pouvons observer à notre échelle humaine. Par les associations qu’elle produit elle nous invite naturellement à déplacer ce schème pour maintenant considérer l’écart entre notre échelle, perceptible, et l’échelle macroscopique, englobant toute une population humaine (voire l’humanité entière, ou le règne animal entier, voire même la totalité du système physique et biochimique terrestre), dont nous ne pouvons nous faire une idée que de manière médiate — par exemple grâce à cette œuvre.

Qui plus est notre individualité est éclatée, dissipée, par une prise de conscience de toutes les entités et tous les événements se déroulant en nous à toute petite échelle1 .

À l’échelle des durées, un spectateur de ces pièces exposées ne verra pas de modification durant sa visite. Il faudra plusieurs visites pour prendre la mesure de ces changements. L’apparente immuabilité des images présentées à son regard et dans lesquelles il peut exercer son habitus de regardeur est confrontée à sa lente évolution. C’est en prenant conscience qu’il n’a pas sous les yeux des images traditionnelles et intemporelles mais des événements que son rapport à l’œuvre acquiert une nouvelle dimension (tout comme chez Penone2 un charme poussant dans une statue creuse donne toute sa valeur à l’instant présent, face à cette œuvre condamnée à disparaître).

Ce qui semble lent dans un premier temps au spectateur se révèle beaucoup plus dynamique s’il prend conscience que ce qui s’accomplit sous ses yeux l’est par des générations de microorganismes ; le train des générations humaines et les variations qu’il entraîne sont beaucoup moins rapides.

Tout se passe comme si l’auteur proposait aux êtres vivants qui composent ses pièces des outils picturaux accompagnés d’une série d’instructions. Le but n’est pas de les faire créer à sa place : ces compositions ne peuvent pas avoir le sens qu’aurait la même image faite par une main humaine. Mais comme un grand nombre de choix plastiques a été fait par l’auteur, il faut manifestement voir davantage la composition de ce qui fait image comme infléchie par l’activité biologique, laquelle devient une composante de l’image.

Autrement dit, l’auteur nous impose un schéma pictural construit à partir d’un système de codification (notre habitus de spectateur de l’art abstrait) permettant de lire, à travers ses variations, une certaine réalité biologique. Nous sommes en présence d’une manière de faire qui se rapproche des sciences, non pas parce qu’elle fait appel à des connaissances scientifiques et techniques, mais parce qu’elle s’apparente à une mesure scientifique : une évaluation à partir d’une norme.

Cette réalité biologique mesurée n’est pas simplement celle de l’activité de ces microorganismes, mais plus généralement celle des mécanismes de la vie (évolution, échanges et luttes, équilibres) dont nous faisons partie, en tant que résultat comme en tant qu’acteurs.

La vie dont parle l’œuvre ne correspond ni à ce trajet individuel (la vie de la naissance à la mort, ou la vie d’une génération à l’autre, en suivant un chemin arbitraire le long des branches d’un arbre généalogique) ni à un bruit de fond (luxuriance, agitation), mais plutôt à un phénomène, un processus très complexe dont une approche globale est impossible. Chacune de ses caractéristiques lui donne une dimension supplémentaire. Aussi pour l’appréhender est-il nécessaire d’en supprimer quelques-unes (comme on projetterait un hypercube sur un plan, par exemple). Cette œuvre semble une tentative de présentation autre de la vie. L’individuel et l’intergénérationnel sont présents de manière lointaine et invariante (contrairement à la conception classique du trajet individuel), l’organisation macroscopique est privilégiée à l’agitation à plus petite échelle (contrairement à la conception du bruit de fond) et la vie se trouve placée dans une perspective où elle-même, dans son ensemble, devient clairement périssable (concept obscur et lointain, voire absent, dans les autres conceptions).

Ce ne sont pourtant pas différentes réalités contingentes qui portent toutes le nom « vie » mais bien différentes conceptions d’une même réalité, les unes construites au moyen des autres et s’enrichissant mutuellement. En amont la conception empirique que nous nous forgeons tous, en chemin la conception singulière proposée par l’œuvre, en aval le fruit de notre expérience esthétique de l’œuvre.

Eduardo Kac crée en 2006 Specimen of Secrecy About Marvelous Discoveries, œuvre composée de six pièces intitulées Hullabaloo, Oblivion, Theorem, Apsides, Clairvoyance et Odyssey. Elle se présente comme une série de pièces qui semblent être des peintures abstraites, mais sont en fait produites par l’activité de microorganismes pour lesquelles elles forment un biotope accueillant.

C’est une œuvre qui fait sens par l’individuation de ses pièces, lesquelles ne pourraient se réduire au processus qui les a fait naître. Processus qui lui-même n’est pas réductible à ces six pièces. Elle est une tentative de dépassement des limites que représente l’échelle humaine, spatiale et temporelle. Elle s’inscrit dans un champ de pensée transdisciplinaire. Alors que la pensée analytique traditionnelle isole, délimite, extrait, recontextualise, elle se montre synthétique, associe, dépasse les échelles, objective des systèmes.

Telle forme, telle couleur, telle texture au sein de la composition de telle pièce résistera à toute tentative de la réduire. Sa présence se manifestera dans toute son individualité, dans toute son évidence, dans toute son occupation du Réel à cet endroit et à ce moment, dans toutes les relations qu’elle entretiendra avec son environnement, immédiat comme lointain.

Nous jouissons alors de cette incapacité à la réduire, de cette sublime disproportion entre notre expérience immédiate et notre expérience réflexive, entre ce réel qui nous traverse entièrement et ce que nos capacités intellectuelles tentent de saisir au vol.

La jouissance du sublime, c’est-à-dire de la prise de conscience des limites de nos capacités d’appréhension des manifestations du Réel entraînant la conception d’une réalité qui les dépasserait, ne s’arrête pas à notre expérience matérielle de l’œuvre. La procédure mise en place par Eduardo Kac est tout aussi réelle et appartient à la même réalité que les pièces qu’elle a générée. Nous ne l’objectivons cependant qu’en fonction de traits différents de ceux que nous convoquons pour faire une expérience matérielle de la réalité. Concrètement elle se situe en particulier dans la réalité la plus matérielle de la pensée de Kac, donc dans l’état de ses neurones, lequel détermine un ensemble d’événements impliquant son corps et son environnement. Subjectivement, nous la construisons davantage à partir de nos propres repères mentaux et lui attribuons les caractéristiques d’un projet sur le réel.

 

Notes de bas de page

1 L’auteur de l’œuvre ne peut pas ne pas connaître la théorie du gène égoïste du scientifique Richard Dawkins, dont la publication a produit un grand bouleversement dans les représentations que l’on avait jusque-là du vivant, de l’individualité et même des dimensions ontologique et téléologique de la vie. Dawkins Richard, The Selfish Gene (1976, reed. 1989), trad. fr. Ovion Laura, Le Gène égoïste, Paris, Odile Jacob, 2003.
2 Giuseppe Penone, Sentier de charmes, installation in situ au domaine de Kerguéhennec (Morbihan), 1986. Note : l’arbre initial a été changé, suite aux tempêtes de décembre 1999.


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