French translation originally published in Courrier International, numero 544, Paris, 05/04/2001. English original: Shaviro, Steven. "Atomic Dogs", Artbyte, March-April 2000, pp. 22-23.



Mon chien vert est doux comme un Aibo

Loin de se satisfaire de son compagnon le plus fidèle, l'homme tente de le réinventer. Tandis qu'un artiste veut mener des expériences génétiques, Sony en fait un robot intelligent.

Steven Shaviro

Les chiens appartiennent davantage à la culture qu'à la nature. Leur existence même représente un triomphe de la technique. Des données archéologiques indiquent que des chiens furent domestiqués il y a au moins quatorze mille ans, mais l'examen de l'ADN mitochondrial canin fait apparaître que la domestication remonterait peut-être à il y a cent mille ans. Quoi qu'il en soit, à un moment donné, les hommes ont capturé des loups qu'ils ont dressés et élevés, créant ainsi le chien domestique. Depuis lors, "le meilleur ami de l'homme" fait partie intégrante des sociétés humaines, il nous accompagne dans le travail comme dans les loisirs. Au fil de l'évolution des cultures et des techniques, les chiens ont changé eux aussi. Aujourd'hui, avec le développement des technologies numériques et génétiques, ils prennent de nouvelles formes.

L'artiste et théoricien Eduardo Kac propose une réponse possible à cette question. Son grand projet : l'"art transgénique". Kac souhaite créer un chien phosphorescent par manipulations génétiques. La protéine fluorescente verte (GFP) est une substance bioluminescente produite par une méduse vivant dans le nord-ouest Pacifique. Des chercheurs ont isolé la séquence du gène qui code la GFP et l'ont injectée dans des embryons de grenouilles et de souris. Kac entend aller plus loin, en introduisant la séquence de la GFP dans le génome canin - un processus réalisable et sans danger pour l'animal. La principale difficulté consiste à trouver le moyen d'activer correctement la séquence d'ADN, afin qu'elle s'exprime via la GFP dans le pelage du chien. On obtiendrait ainsi le GFP-K9 : une nouvelle race de chien qui luirait dans l'obscurité. Kac propose de créer un tel chien et de l'adopter, afin qu'il devienne un "membre de la famille". La proposition de Kac peut paraître arbitraire, fantasque, dénuée d'utilité pratique. Mais c'est précisément le propre d'une oeuvre d'art. Le génie génétique est promis à un bel avenir, qu'on le veuille ou non. Il a déjà changé le monde et va continuer à le faire. Kac sait combien il est vain de vouloir aller contre ces techniques. Il cherche, pour sa part, à s'en servir autrement. En les détournant de leurs applications habituelles. Kac fait sortir les manipulations génétiques de la sphère économique pour les faire entrer dans un contexte esthétique et domestique. Il les dépouille de leur logique utilitaire. Son projet offre un bel exemple d'utilisation amusante et conviviale de la technologie, d'une parfaite gratuité.

EN CAS DE PROBLÈME, ON PEUT LE REDÉMARRER

Autre canin futuriste, Aibo, un produit Sony qui constitue une petite merveille logicielle et matérielle et dont la deuxième génération fait actuellement ses premiers pas. Aibo est un robot domestique, un chien simulé numériquement. Petit, de la taille des plus petites races de chiens, il existe en trois couleurs : argent, noir métallisé ou or. Il a la forme d'un chien : une tête terminée par un museau, des oreilles mobiles, des diodes électroluminescentes à la place des yeux, un corps compact, quatre pattes et une queue qui remue. Il marche en se dandinant, il secoue ou dresse la tête comme un vrai toutou. Il peut jouer à la balle en donnant des coups de patte. De temps en temps, il lève même la patte comme un chien mâle (heureusement, il fait juste semblant d'uriner). En somme, Aibo est incontestablement un produit génial, comme le sont souvent les produits de loisirs japonais.

Ce qui différencie vraiment Aibo de la plupart de ses congénères robotiques, c'est la relative complexité de son comportement. Il réagit à son environnement. Ses actions sont suffisamment autonomes pour qu'il n'ait pas simplement l'air d'être la projection de la volonté de son maître. Aibo est capable d'exprimer six différents types d'émotion : la joie, la tristesse, la colère, la surprise, la peur et le mécontentement. Pour cela, il fait clignoter ses yeux en vert (signifiant la joie) ou en rouge (traduisant la colère), ou encore forme un dessin combinant les deux couleurs (afin d'exprimer les autres émotions). Il joue également des mélodies électroniques pour exprimer son humeur. Aibo est doté de capteurs correspondant à trois sens : la vue, l'audition et le toucher. Il voit son environnement à l'aide d'une caméra vidéo implantée dans sa tête. Il tend à être attiré par les couleurs vives et est doué d'une certaine capacité de reconnaissance des objets. Il entend les ordres et y obéit en émettant des tonalités musicales. On peut récompenser Aibo en lui tapotant la tête ou bien le punir en lui appliquant une petite tape, ce qui influe sur son comportement futur. Lorsqu'on le sort de l'emballage, Aibo est un chiot. Il mûrit peu à peu, en interagissant avec son maître. A mesure qu'il "grandit", son comportement devient plus coordonné et complexe. Deux Aibo adultes n'auront pas la même personnalité.

La grande question à propos d'Aibo est celle-là même qui revient régulièrement dans tous les débats sur l'intelligence artificielle. Dans quelle mesure Aibo est-il vraiment "vivant" ? Tout est affaire de point de vue. La plupart des possesseurs d'Aibo dont j'ai entendu parler se sont attachés à leur compagnon robotique (beaucoup en ont acheté plus d'un). Et ils perçoivent tous des différences de tempérament et de comportement d'un Aibo à l'autre.

Mais les amateurs savent très bien que leur "animal" à base de silicium diffère radicalement des êtres à base de calcium. Le rayon d'action de l'Aibo reste bien plus limité que celui d'un "vrai" chien. Ce n'est peut-être plus, d'ailleurs, qu'une question de temps. Sony prévoit d'intégrer des comportements plus complexes, comme la capacité à réagir spécifiquement à différentes personnes et à d'autres congénères robots. Mais d'autres différences sont plus profondes. On peut faire redémarrer l'Aibo en cas de problème. On peut l'éteindre complètement. Si le "dressage" d'un Aibo a mal tourné, on peut lui vider la mémoire et repartir de zéro : le chien redevient un chiot. Certains maîtres ont trafiqué son système d'exploitation. Autant dire qu'il est plus malléable et contrôlable que le chien biologique.

GFP-K9 et Aibo sont des êtres du possible et de la spéculation. Ils ont peut-être moins d'importance en eux-mêmes que comme précurseurs. Malgré toute leur étrangeté, ils prennent place dans l'histoire des techniques. Leur ancêtre commun, le premier chien domestiqué, remonte aux temps préhistoriques. L'humanité continue à renégocier sa relation avec son alter ego canin. Comme l'affirmait le chanteur de funk George Clinton, "It's nothin' but the dog in me" [Ce n'est jamais que le chien en moi].


Back to Kac Web