Eduardo Kac, Écrire avec le vivant interview par Annick Bureaud
Résidant à la Cité Internationale des Arts à Paris jusqu'en juin 2007, Eduardo Kac a présenté sa nouvelle création Specimen of Secrecy about Marvelous Discoveries à la Biennale de Singapour en 2006. En mai, il exposera un biopoème, Erratum I, créé dans le cadre de sa résidence à la Biennale des Poètes du Val-de-Marne, à l'invitation de Jean-Pierre Balpe. L'IVAM (Instituto Valenciano de Arte Moderno) lui consacrera une rétrospective en septembre, à Valence, Espagne, sous le commissariat d’Angel Kalenberg. Je l'ai rencontré pour une conversation autour de son œuvre, le 15 décembre dernier.
Alba, ton lapin transgénique, est connu dans le monde entier, mais ton travail ne peut pas être appréhendé par un médium ou un genre, dans ce cas le bio art. L’un des axes de ta création est la poésie, de la poésie visuelle de tes débuts à la biopoésie d’aujourd’hui. J’ai toujours été intéressé par la poésie visuelle, cette relation entre la façon dont les mots sont porteurs de sens et le fait qu’ils sont essentiellement des lignes, des signes sur une surface. Je suis intéressé par ce que l'on pourrait qualifier de continuum sémiologique qui va de tracer une ligne qu’on reconnaît comme une lettre ou un mot à tracer une ligne dont la forme n’aura pas de signification langagière mais par le biais d’autres modes de représentation, tel qu’une icône ou un symbole. Ce continuum, cette fluidité de la ligne, est le domaine dans lequel j'ai commencé, non pas pour effectuer une transition d’un mode à l’autre, mais pour offrir au spectateur l’expérience réelle de la transition continue. Pour cela, j’avais besoin de sortir des médias traditionnels de la poésie. C'est pourquoi j'ai commencé à travailler avec l’holographie. Elle me permettait d’échapper à la bidimensionnalité de la page. Je voulais pouvoir travailler dans un espace à quatre dimensions, créer avec une dimension temporelle.
Tes projets actuels de biopoésie sont une sorte de retour aux origines : ce désir profond d’inscrire du sens avec des mots mais d'une autre manière. Sur ton site web on peut lire ce texte programmatique, intitulé « Biopoetry »[1], que tu as écrit et qui recense vingt méthodes différentes et très structurées pour écrire des biopoèmes parmi lesquelles l’« écriture atomique », la « poésie transgénique », les « métaphores métaboliques ». Il s’agit plutôt de continuité et d’élargissement. Je n’ai jamais cessé d’écrire et j’ai aussi développé, depuis l’époque de la poésie sur minitel, un ensemble d'œuvres de poésie numérique parallèlement à la poésie holographique. Le texte « Biopoetry » est issu de ma prise de conscience, avec la pièce Genesis, que le vivant pouvait être un médium pour l'écriture. Dans Genesis, il ne s’agit pas uniquement d'inscrire du sens, mais de l'inscription, du traitement opéré dans/par le vivant, puis de la recuperation du resultat de la transformation. On pourrait parler d’une notion étendue de l’écriture qui implique le vivant. En ce sens, oui, on pourrait parler d'un lien avec le début, parce que le corps était au centre de mon tout premier travail poétique, la poésie pornographique, avec l’idée du corps mettant la poésie en œuvre, devenant l’architecture du langage : le corps était le texte ; dans Genesis, le corps de la bactérie, d’une certaine façon, est également le texte.
Un autre axe traverse ton œuvre : l’idée d’une communication, d’un continuum entre humains, non humains et machines. Et avant tout, les relations qu’ils peuvent entretenir. Oui, il y a deux colonnes vertébrales : la philosophie d’un côté, la poésie de l’autre. Avec l’une il s'agit de recherche, on pose des questions sur le monde ; avec l’autre, c’est le medium plastique qui devient le centre d’intérêt. On sait aujourd’hui que beaucoup de choses qu’on croyait n’appartenir qu’à l’univers des hommes existent également dans celui des animaux non humains. Cela m’a toujours beaucoup intéressé. On avait un continuum sémiologique entre le mot et l’image ; on peut à présent parler d’un continuum du vivant ou d’un continuum génétique. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les humains n’ont pas une spécificité. J’ai commencé à créer des œuvres de téléprésence en 1986 avec un robot anthropomorphe radiocommandé. J’ai voulu aller plus loin en intégrant cet être au réseau. C'est ce que j'ai fait, en 1989, avec Ornintorinco qui n’est plus anthropomorphe. Le choix de ce nom est à lui seul emblématique de la notion d’hybride. Mon robot ne ressemble pas à l'animal. Il y a ainsi une disjonction entre le signe et sa référence et c’est ce que je fais dans la série Ornintorinco : Ornintorinco in Copacabana n’évoque en rien la plage. Cette disjonction entre le signe et sa référence est une des caractéristiques de notre époque : les signes flottent, le sens n'a plus d'attaches. On peut habiter l’image, et c’est ce qui arrive dans Ornintorinco ; mais on peut aussi habiter le corps du robot. La notion de télé-empathie, que j’ai forgée, la capacité de développer une empathie à distance, est un des aspects importants de la vie contemporaine.
On peut susciter la télé-empathie par l’activisme social. Tu as une approche différente. Exact. Même si ces questions philosophiques et sociales m'intéressent et font partie de mon œuvre, ma conception de l’art n’est pas ce qu’on appelle activiste ; elle n’est pas non plus conceptuelle, au sens où la documentation devient l’œuvre. Je suis très attaché à la création de pièces qui soient riches, sensoriellement parlant, qui offrent aux spectateurs et participants une expérience intéressante non seulement d'un point de vue visuel, mais aussi cinesthésique, cognitif et dialogique. C'est pour cela que j’ai créé des êtres télérobotiques et des êtres vivants, des environnements qui, comme dans Rara Avis, ont une qualité phénoménologique particulière. Au départ, l’un des aspects clés de mes œuvres de téléprésence était de proposer aux êtres humains d’appréhender le monde dans une perspective autre que la leur. C’était considérer, du même coup, que d’autres formes de vie ont aussi leur expérience particulière du monde et que nous avons quelque chose d'intéressant à apprendre d’elles. Que serait le monde si l’art n’était pas seulement créé par des hommes pour les hommes ? Ça semblait absurde, risible même, quand j’ai commencé à me poser cette question, mais elle est aujourd’hui prise au sérieux par des philosophes. J’ai essayé de créer des œuvres qui s’adressent à des non-humains, par exemple Essay Concerning Human Understanding, et aussi GFP Bunny[2] si le projet avait pu être mené entièrement à bien, tel que je l'avais imaginé. La nouvelle série de pièces intitulée Specimen of Secrecy about Marvelous Discoveries pour laquelle j’ai conçu cette forme que j’appelle « biotope », est en rapport direct avec The Eighth Day ainsi qu'avec GFP Bunny, et elle représente exactement ce que je veux dire : quand vous créez un être vivant en tant qu'œuvre d'art, quelque chose présente un intérêt pour la forme de vie elle-même qui n’a pas forcément un quelconque rapport avec ce qui vous avait motivé, parce que l’être vivant a son propre point de vue, une subjectivité. C’est un point essentiel. À première vue le biotope ressemble à une image, parce qu’il en a une, mais elle est décevante, volontairement. Cette image, ou le texte du biopoème que je présenterai à la Biennale des Poètes, est là pour attirer l’attention. Mais ce n’est pas l’œuvre proprement dite, puisqu’elle change au cours du temps : le biotope évolue en suivant son propre intérêt. Il est constitué de terre, d'eau et d’autres nutriments où des millions de cellules aérobies et anaérobies (bactéries et algues) vivent leur vie. Elles constituent un écosystème. The Eighth Day est aussi un écosystème, mais il exige une maintenance humaine complexe ; à l’inverse, Alba est un animal qui peut partager la vie des humains dans un espace domestique. En un sens, Specimen of Secrecy about Marvelous Discoveries est un hybride des deux : les biotopes sont un écosystème conçu pour un espace domestique. Les bactéries sont phototropes, elles réagissent métaboliquement à la lumière. Par l'intermédiaire de l'image que je crée, je contrôle précisément quelles parties du biotope reçoivent de la lumière. Toutes les images ont un élément de circularité, et ce que j’essaie d’évoquer en faisant cela est l’idée de cycle, de cycles de vie. Si on range le biotope, il va devenir complètement noir, l’image aura disparu, et si on le ressort elle réapparaîtra, mais jamais tout à fait la même.
La plupart de tes œuvres de bioart sont des installations d’ordre muséal. Les biotopes ont une échelle plus intime… Je pense que l’avenir du bio art se situera en dehors des galeries et musées aux conditions toujours très contrôlées. Les biotopes correspondent exactement à mon désir actuel de créer de manière plus fluide. Tu pourrais vivre avec un biotope de la même façon qu’avec les fleurs dans ce pot, sauf qu’il n’aurait pas le même statut ontologique que les fleurs, ni que cette gravure sur ton mur. Il peut entrer dans ta vie quotidienne sans perdre la richesse de cette ambiguïté. J’ai toujours cherché à créer des œuvres et des modèles de pensée qui ne reposent pas sur une dichotomie. On commence à admettre que beaucoup de barrières qui étaient auparavant solides et sacrées sont en train de tomber, comme les frontières entre les humains et les animaux non humains en termes de pensée abstraite, de langage et de culture par exemple. À partir du moment où l’on peut procéder avec le vivant comme avec un ordinateur par entrée de données, traitement et résultat, comme je l’ai fait dans Genesis, nous devons établir les corrélations sur le plan philosophique. Avec des moyens visuels, poétiques, dans l'ordre du sensuel et de l'expérimental, mes œuvres ont fait de ces questions un axe central de création.
Traduit par Jacques Demarcq et Annick Bureaud
International Biennale of Poetry in Val-de-Marne, May 23rd–June 2nd, 2007. Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne, du 23 mai au 2 juin 2007 Eduardo Kac, mid-career survey/rétrospective, IVAM, Valencia, September 25th–November 11th, 2007 ; du 25 septembre au 11 novembre 2007 Solo Show/Exposition personnelle, Specimen of Secrecy about Marvelous Discoveries, Fringe Exhibitions, Los Angeles, September 8th–October 6th, 2007, du 8 septembre au 6 octobre 2007. [2] Alba, lapin rendu fluorescent par une protéine verte, dite GFP (Green Fluorescent Protein), empruntée à la méduse. | Eduardo Kac, Living Poetry interview par Annick Bureaud
A la Cité Internationale des Arts, à Paris, jusqu'en juin 2007, Eduardo Kac a présenté sa nouvelle création Specimen of Secrecy about Marvelous Discoveries à la Biennale de Singapour en 2006. En mai, il exposera un biopoème, Erratum I, créé dans le cadre de sa résidence à la Biennale des Poètes du Val-de-Marne, à l'invitation de Jean-Pierre Balpe. L'IVAM (Instituto Valenciano de Arte Moderno) lui consacrera une rétrospective en septembre, à Valence, Espagne, sous le commissariat d’Angel Kalenberg. Je l'ai rencontré pour une conversation autour de son œuvre, le 15 décembre dernier.
Alba, your transgenic Bunny, is known world-wide, however your work is not characterized by a medium or a genre, in this case bio art. One thread in your work is poetry, from the visual poetry of the early days to today’s biopoetry. I have always been interested in visual poetry, this relationship between how words carrry meaning and the fact that words are essentially lines, marks on a surface; I’m interested in what could be described as a semiological continuum between making a line that you recognise as a letter or word and making a line that will have a form that does not carry meaning verbally but through other modalities of representation such as an icon or a symbol. This continuum, this fluidity of the line, was the area I started to work in, not to make the transition from one to the other but to present to the viewer the very experience of uninterupted transition. In order to do that, I had to move away from the traditional media in which poetry had been created. This is why I started to work with holography, because it allowed me to move away from the two-dimensional page. I wanted to be able to work in four-dimensional space, but also to create something that had a temporal dimension. Today your biopoetry projects are a kind of return to the origins, this strong desire to inscribe meaning with words in a different way. On your web site there is this programmatic text that you wrote, called "Biopoetry"[i] which lists 20 different very structured categories for writing biopoems such as "atomic writing", "transgenic poetry", "metabolic metaphors", etc. It is more continuity and expansion. I have never stopped writing and I have also developped, since the Minitel[ii] days, a body of work in digital poetry parallel to holographic poetry. The text "Biopoetry" started from my recognition, which was realized in the work Genesis, that the living can be a writing medium. With Genesis it is not only the inscription of meaning, but the inscription, the processing that takes place inside the living and then the output. You could think of an expanded notion of writing that involved the living. In that sense, yes, it would be a connection with the beginning, because the body was central to my very first work with poetry, the porn poetry, with the idea of the body enacting the poetry, becoming itself the architecture of language, the body itself was the text, and in Genesis, the body of the bacteria, in a way, is the text as well.
There is another thread in your work : the idea of communication and the continuum between humans, non-human beings, and the machine. Above all, the relationships among them. Yes, two backbones, philosophy on the one hand and poetry on the other. With one you have a sense of inquiry, of asking questions about the world and with the other you have the plastic medium being the object of interest. We now recognize that many things we thought belonged only in the realm of humans, are also found in the realm of non-human animals. This has always been of great interest to me. We had a semiological continuum between word and image, now we can speak of a life continuum or a genetic continuum. Of course, this is not to say that humans don't have a specificity. I started to create telepresence works in 1986 with an anthropomorphic radio-controlled robot. I wanted to further expand that by integrating this being into the network. This is when I created Ornintorinco, in 1989, which is no longer anthropomorphic. The selection of that name is already emblematic of a notion of hybridity. But my robot does not resemble the animal, so there is a disconnect between the sign and its reference, which is what I do in the Ornintorinco series as well : Ornitorinco in Copacabana in no way resembles the beach. This disconnect between sign and reference is also a caracteristic of the time we live in, signs float, meaning is detached. You can inhabit the image, and it is what happens in Ornintorinco, but you can also inhabit the body of the robot. This notion of telempathy, that I coined, the ability to develop empathy at a distance, is one important aspect of contemporary life.
One could create telempathy through social activism. You have a different approach. True. Even though these philosophical and social questions are of interested to me and part of the work, my approach to art is not what you call activist art, and neither it is conceptual in the sense that the documentation becomes the work. I am very commited to the creation of works that are rich sensorially, that provide viewers and participants an experience that is not only interesting to the eye but also kinestesically, cognitively, dialogically. And in order to do that, I have created these living and telerobotic beings and these situations, like in Rara Avis, that have a particular phenomenological quality to them. One of the key aspects of my telepresence work, at the beginning, was to give humans the experience of seeing the world from a perspective other than their own. At the same time, I recognized the fact that other life forms have, too, a particular experience of the world and it is interesting for us to learn from them. What the world would be if art was not just created by humans for humans? It seemed absurd, humorous even, when I started asking myself this question, but today it is taken very seriously in philosophy. I have been trying to create works that are meant for non-humans, for example Essay Concerning Human Understanding, and also GFP Bunny, if realized to the full extend that I had envisionned it. The new series of works called Specimen of Secrecy about Marvelous Discoveries, for which I have created this form I call « biotope », has a very direct relationship with The Eighth Day, with GFP Bunny, and they represent exactly what I am trying to say: that the moment you create a life form as such in the context of art, there is something that is of interest to the life form itself that does not necessarily has anything to do with your motivation to make it and your interest in it, because the living being itself has a point of view, a subjectivity. It is a fundamental departure. When you first look at the biotope, it may seem like a picture because it has an image, but that is deceiving, intentionnaly. This image, or the text in the biopoem that I will present at the Biennale des Poétes, is meant to attract your attention. However it is not the work, because it changes in time : the biotope is evolving according to its own interest. The biotope is composed of earth, water and other nutrients in which millions of different aerobic and anaerobic cells (bacteria and algae) are living their lives. They form an ecology. The Eighth Day is also an ecology but one that has to be humanly supported in a complex way ; on the other hand Alba is meant as an animal that can share its life with humans in a domestic space. In a way Specimen of Secrecy about Marvelous Discoveries is a hybrid of both: the biotopes are an ecology but meant to exist in the domestic space. The bacteria are phototropic, they respond metabolically to light. So, through the image I create, I carefully control what areas of the biotope receive light. All the images have an element of circularity and what I am trying to allude to by doing this is the idea, the concept of cycle, of life cycles. If you store the biotope, it is going to be completely dark, black, that image will have disapeared and then, taken out, reinstalled, it appears again, but never absolutely identical.
Most of your bio artworks are museum-like installations. The biotopes have a more intimate scale ... I feel that the future of bio art is away from these very controlled conditions of museums and galleries. The biotopes correspond precisely to my current desire to create in a form that is more fluid. You could be living with the biotope in the same sense that you have those flowers in a pot except that they would not have the same ontological status of the flowers, neither of this print on your wall. They can enter your daily life without loosing the richness of this ambiguity. I have always tried to create works and models of thought that are not based on a dichotomy. We now start to recognize that a lot of the barriers that once were firm and sacred are going down, such as the barriers between humans and non-human animals in terms of abstract thought, language, and culture, for example. The moment that you can proceed with the living as you would with the computer through input, processing and output, as I did with Genesis, we need to have the correlate of that on a philosophical level., Through sensual, poetical, visual, and experiential means, my works have established these questions as a central vector of inquiry.
International Biennale of Poetry in Val de Marne, May 23rd – June 2nd, 2007 Biennale Internationale des Poètes en Val de Marne, 23 mai au 2 juin 2007
Eduardo Kac, mid-career survey, IVAM, Valencia, September 25th – November 11th, 2007 Rétrospective Eduardo Kac, IVAM, 25 septembre au 11 novembre 2007
Solo Show/Exposition personnelle, Specimen of Secrecy about Marvelous Discoveries, Fringe Exhibitions, Los Angeles, September 8th – October 6th, 2007
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