Le Journal des arts,
Paris, le 19 juin 2019.
par Stéphanie Lemoine
Né dans les années
1990, le bioart soulève de nombreuses questions éthiques.
Parfois soupçonné de collusion avec les industries biotech, il
met en débat les usages contemporains des biotechnologies, et
pourrait même participer d’une reconfiguration des frontières
entre espèces.
C’est un champ très
expérimental de l’art contemporain, dont les enjeux éthiques
sont décisifs : le bioart, autrement appelé art biotech ou art
transgénique, agence le vivant et le transforme au gré de
manipulations génétiques, de cultures cellulaires,
d’hybridations inédites entre humain, animal, végétal ou
machines. Épousant l’évolution rapide des biotechnologies, il
naît dans les laboratoires plutôt que dans l’atelier, et
sollicite généralement la contribution de chercheurs et de
scientifiques. Dans Bioart et éthique, qui vient de
paraître aux Presses du réel, un aréopage d’artistes en propose
cette définition, sous la forme d’un manifeste : « Le bioart
est un art qui crée ou modifie littéralement de nouveaux
organismes biologiques, en manipulant des éléments
constitutifs de la vie biologique, tels que l’ADN, les
protéines et les cellules. Par la manipulation des processus
biologiques, le bioart intervient directement dans le champ du
vivant. » Plus loin, le manifeste précise : « Sans
une intervention biologique directe, un art fait seulement
d’acrylique, de papier, de pixels, de plastique, de métal ou
de n’importe quel autre matériau non vivant n’est pas du
bioart. » On pourrait ajouter que le lévrier de Pierre
Huygue et les cochons de Wim Delvoye, pour vivants qu’ils
soient, n’en sont pas non plus : ils n’impliquent aucune «
manipulation des processus biologiques » et se bornent à
des modifications superficielles.
Pas besoin pour autant
d’aller fouiller les marges de l’art contemporain pour en
trouver des exemples. Le bioart compte quelques œuvres célèbres,
de par les débats qu’elles ont suscités. Il y a bien sûr Alba,
la lapine fluorescente d'Eduardo Kac ou Que le cheval vive
en moi ! performance au cours de laquelle Marion
Laval-Jeantet, cofondatrice avec Benoît Mangin du collectif Art
Orienté objet, se fit transfuser du sang de cheval. Ou encore The
Ear on Arm (l’oreille sur le bras) de Stelarc [voir
illustration], soit la greffe d’une oreille sur le bras de
l’artiste. Récemment, l’exposition « La fabrique du vivant »,
troisième volet du cycle prospectif Mutations/Créations au
Centre Georges Pompidou, présentait aussi un « reliquaire »
d’Amy Karle, dans lequel des cellules-souches venaient
s’ensemencer sur une structure en forme de main. On y découvrait
également un « Ecoumène » de Lia Giraud mobilisant «
l’algaégraphie », un procédé fondé sur la production d’images «
vivantes » grâce à une culture d’algues fixée à un milieu
chimique.
Le bioart, cheval de
Troie des biotechnologies ?
Théorisé dès la fin
des années 1990 par Eduardo Kac, le bioart fait l’objet d’une
réception ambivalente, entre fascination et rejet. Pour une
opinion publique largement réfractaire aux OGM et aux
manipulations génétiques, en Europe en tout cas, il est l’objet
d’un soupçon tenace : il serait un cheval de Troie de
l’industrie et du
« transhumanisme »,
dont il viendrait légitimer les menées, quand bien même il leur
opposerait un vernis critique. Hypothèse d’autant plus tentante
qu’il s’exerce souvent au gré de collaborations avec des
laboratoires, et se tient de ce fait sur une frontière poreuse
entre art et communication.
Selon l’artiste
anglaise Anna Dumitriu, cette défiance hérite d’un mythe
religieux, qui court du Golem à Frankenstein. Or, cet héritage
occulte plus qu’il n’éclaire les enjeux éthiques soulevés par
les biotechnologies : « Nous en sommes à leurs
balbutiements, et certains en concluent que nous devrions tout
arrêter faute de recul, explique-t-elle. Je pense que
c’est une erreur. Nous avons besoin d’un débat rationnel sur
ces questions. » Ce débat, l’artiste le met d’abord en
jeu dans son travail. Dans sa dernière œuvre, Make do and
mend (traduire par « raccommoder ») [voir illustration],
elle mobilise ainsi la technique émergente d’édition du génome
CRISPR/Cas9. Pour souligner l’incertitude qui pèse sur ses
applications, elle recourt comme à son habitude à l’histoire –
en l’occurrence, celle de l’Angleterre pendant la Seconde Guerre
En 2012, Marion
Laval-Jeantet y présente Que le panda vive en moi ! projet
d’auto- expérimentation fondé sur la transfusion de sang de
panda. Face à l’artiste, un comité d’éthique pluridisciplinaire
se prononce à l’unanimité contre le projet, certaines pour le
risque sanitaire qu’il présente, d’autres parce qu’il ouvrirait
la voie au transhumanisme, d’autres encore pour son illégitimité
artistique. Présente ce jour-là, la juriste Jocelyne Granger
souligne quant à elle son atteinte aux lois de bioéthique : «
Le projet contrevenait au principe d’indisponibilité du corps
humain, explique-t-elle. Il posait la question de
l’intégrité de la personne, à laquelle l’inoculation du sang
de panda constitue une atteinte. »
Une pratique
artistique à risque
L’argument est
révélateur des contraintes auxquelles s’affronte ce type de
projet.
« Pour les artistes
de bioart, la question de l’éthique est bien souvent délicate,
car elle se présente le plus souvent comme une question
d’empêchement, alors qu’elle peut être le fond conceptuel même
de l’œuvre », écrit Marion
Laval-Jeantet dans Bioart et éthique. Ainsi, c’est faute
d’avoir pu obtenir du sang de panda que l’artiste s’est
finalement tournée vers un animal plus accessible : le cheval.
De même, GFP Bunny [voir illustration], deuxième oeuvre
transgénique d’Eduardo Kac, crée en 2000. Cette oeuvre est le
résultat d'une commande passé par l'artiste au près d'un
laboratoire à des fins de recherche. L'oeuvre consiste dans la
création d'une lapine transgénique fluorescente verte a partir
d'un gène de méduse. Pour l'artiste, la lapine vivante Alba
n'est pas un « objet d'art » mais un « sujet d'art » . L'artiste
voulait la présenter à Avignon, puis l’héberger chez lui a
Chicago. Ayant subi l’opposition de Paul Vial, ancien directeur
de l'INRA, l'artiste n'a pas pu la présenter publiquement.
Ces entraves à la
liberté de l’artiste reçoivent une justification sanitaire et
sécuritaire. Tout comme les technologies qu’il mobilise, le
bioart ne va pas sans risques. Quand Adam Zaretzky lâche dans le
golfe du Mexique des GloFish, une marque de poissons
génétiquement modifiés aptes à la reproduction, et réitère
l’expérience avec des plants de moutarde OGM, il ouvre la
possibilité d’une modification des écosystèmes, aux conséquences
imprévisibles. Quand Marion-Laval Jeantet s’injecte du sang de
cheval, c’est sa propre santé qu’elle met en danger. D’autres
ont eu à subir des démêlés judiciaires. En 2004, en pleine
paranoïa post-11 septembre, Steve Kurtz, fondateur du collectif
artistique Critical art ensemble, fut arrêté par le FBI sur un
soupçon de bioterrorisme, après la mort de son épouse dans la
maison où il avait installé son laboratoire. Bien qu’il ait été
finalement acquitté, ses déboires ont eu un effet durable sur la
communauté des bioartistes, en jetant le soupçon sur leurs
intentions.
Un nouveau pacte
avec le vivant ?
Dans un article publié
sur le site Internet somatosphere.com, l’anthropologue américain
Eben Kirksey pointe pourtant que le danger n’est pas forcément
là où l’on croit : « Dans la mesure où il est relativement
difficile de concevoir des organismes réellement capables de
se développer dans la nature,écrit-il, les risques en
matière de biosécurité sont moins susceptibles de venir des
hackers sans le sou que de grandes entreprises commerciales. »
L’affaire Steve Kurtz l’illustre d’ailleurs avec ironie :
juste avant son arrestation, le Critical art ensemble avait
conduit le projet « Free range grain », qui visait précisément à
alerter l’opinion publique sur la diffusion massive des OGM, y
compris dans les pays où ils étaient interdits. Il adoptait en
cela une visée commune à nombre de bioartistes : la volonté de
mettre au jour ce qui se trame à bas bruit dans les laboratoires
biotech.
Les transgressions –
morales et parfois légales – des bioartistes dessinent alors un
territoire de débats. En interrogeant les pratiques et
protocoles scientifiques, elles soulèvent des questions
décisives, à commencer par le sort et le statut des organismes
génétiquement modifiés – animaux, végétaux et même cultures
cellulaires « semi- vivantes ». Quand Adam Zaretzky relâche ses
poissons, il plaide pour les droits des animaux mutants. «
Si l’on adopte une vision “GloFisho-centrée”, explique-t-il
avec provocation, ils ont le droit de vivre librement et
hors du contrôle de la ferme, du magasin, de la maison de
banlieue et de la cuvette des toilettes sacrificielle. Ce sont
des
poissons. Ce ne sont pas des automates, mais des sortes de
personnes. Au même titre que vous et moi. » Certains artistes, dont
Oron Catts, Ionat Zurr et Guy Ben-Ary du collectif SymbioticA,
développent même à l’endroit des entités créées en laboratoire
une esthétique du care, faite de rituels de nourrissage, mais
aussi de mise à mort.
« Les entités
semi-vivantes incarnent notre hypocrisie envers le
monde vivant et l’exploitation de systèmes vivants à
des fins anthropocentriques »,écrivent-ils
dans L’Art biotech’. De la même manière, Que
le cheval vive en moi ! questionne à la fois la
frontière entre humanité et animalité et le sort des
animaux de laboratoire. À ce titre, le
bioart étend aux chimères biotechnologiques une mise en
question plus générale de l’anthropocentrisme. « Les
artistes biotech et le développement de leurs œuvres
repositionnent l’humain dans l’ensemble du vivant
comme une partie intégrée, et pas seulement comme
partie prenante, écrit ainsi Manuela de Barros
dans Bioart et éthique. Autrement dit, la hiérarchie
classique du vivant qui met l’humain en haut de
l’échelle, suivi des animaux puis des plantes, est non
seulement “horizontalisée”, mais elle est également
amplifiée par la prise en compte de formes du vivant
habituellement négligées (...) C’est un véritable
repositionnement qui prend en compte l’anthropocène
qu’opèrent les artistes biotech. » Cet article a
été publié dans Le Journal des Arts n°526 du 21 juin
2019, avec le titre suivant : Le Bioart, une éthique de
la transgression ? |
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