Originally published in Le Monde, 05 octobre 2000, p. 40.
La vie en fluo
par Pierre Georges
QUAND nous vivrons dans un monde où les lapins seront verts et les éléphants roses, comme il convient,
alors il sera largement temps de débrancher. C'est à cela qu'on pensait en lisant (page 29) l'article consacré à
ces « animaux fluorescents qui fascinent chercheurs, artistes et militaires ». Il en est de naturels, des
animaux s'entend. A commencer par notre ami le ver luisant, amoureux de la Lune. Ou par la méduse
naviguant pleins phares sous les mers. Et puis il en est désormais de surnaturels, de bidouillés
génétiquement, comme notre fameuse lapine Alba à la fluorescence verte. Une bien belle lapine, en effet,
vert fluo par transfert dans son génome d'un gène provoquant ce phénomène chez la méduse, justement.
Certes, nous n'en sommes pas encore au point où les lapines vert fluo courront leur hallucinogène vie. Pas
au point encore, hallucinant celui-là, où le lapin de salon servira d'halogène de compagnie. Pas au point non
plus où l'estimable compagnie Chasse, pêche, nature et traditions organisera, en 2050, la traque furieuse et
bien française d'hypothétiques lapins bleu-blanc-rouge, plus fameux encore que le loup blanc.
Mais nous voici déjà de l'autre côté du miroir. A rêvasser d'un monde à la Lewis Carroll et à passer
commande. Ce serait tellement bien. Des cerises bleues, des épinards roses, des orchidées noires,
évidemment ! Des zèbres à rayures variables, selon leur club, comme maillots de rugby. Des champignons
Gallé. Des choux multicolores. Des poireaux Muller Frères. Des citrouilles carrossées métallisé. Des truites
violettes et des violettes saumonées. Des haies fluos, un verger bleu, et, au milieu, des moutons mauves
paissant dans l'herbe rouge.
Ce serait tellement bien. La jument verte pour tous ! Les peintres, les plasticiens, les photographes, tous
seraient obligés de réviser leur palette et leurs classiques. Les télévisions pourraient organiser - fini « Fort
Boyard » - des safaris-Caméscope, un animal étrange, unique, fabriqué génétiquement, la licorne, enfin
fuchsia fluo, lâchée dans le maquis corse ou en forêt de Brocéliande. Et que le meilleur gagne, le million !
Impossible ? A l'impossible, nul généticien n'est tenu ! La preuve, et là on redevient sérieux, cette histoire
extraordinaire d'aujourd'hui, pas de demain, en provenance de Chicago. Un couple du Colorado vient d'entrer
dans l'histoire de la génétique en concevant, pièces et main-d'oeuvre, un bébé-éprouvette chargé de sauver
sa soeur aînée.
Ce couple, Jack et Lisa Nash, a une petite fille, Molly, âgée de six ans, atteinte d'une maladie du sang
génétique, incurable en l'état. Les parents ont pris contact avec les chercheurs du département de génétique
et de procréation à l'Institut de Chicago. Avec ces scientifiques, le couple a eu recours à la fertilisation in vitro
pour produire plusieurs embryons. Et, après une série de diagnostics génétiques, un embryon n'ayant pas le
gène défectueux et ayant, par contre, le sang le plus compatible avec celui de Molly, a été sélectionné et
implanté. Un bébé, nommé évidemment Adam, est né. Et des cellules provenant de son cordon ombilical ont
été transplantées dans le système sanguin de sa soeur. Molly, estiment les chercheurs, a désormais 90 % de
chances de survivre. Et Adam a fait son entrée au rayon échange standard du grand garage de la vie.
Le Monde daté du jeudi 5 octobre 2000
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