Originally published in Artpress, 1 FÉVRIER 2002, pp. 53-54.
ART BIOLOGIQUE : LA MANIPULATION ARTISTIQUE DU VIVANT
La manipulation artistique du vivant, récurrente dans l'histoire culturelle de l'être humain, doit être replacée dans une perspective phylogénétique et historique. La fertilisation des plantes par d'autres, l'activité des fourmis champignonnistes et autres co-évolutions sont déjà des manipulations du vivant et le zoologue Adolf Portmann proposait ainsi de chercher les origines de l'esthétique dans l'animalité la plus primitive. Les manipulations artistiques du vivant cherchent un autre mode de relation de l'humain au vivant, ce qui suscite souvent le rejet de scientifiques car si certains, comme les transhumanistes, y voient une prise en main de l'évolution, d'autres les considèrent comme un détournement susceptible de légitimer des pratiques difficilement acceptables dans nos cultures. La réalité participe sans doute de ces deux tendances.
Quelques-unes des pratiques artistiques actuelles parmi les plus créatrices se tournent résolument vers la manipulation du vivant. Une telle tendance fascine ; elle inquiète aussi. Il n’est donc pas inutile d’essayer d’en évaluer sereinement les enjeux – avec le risque qu’une telle pensée soit moins créatrice que les arts en question. La manipulation du vivant par les artistes doit d’abord être replacée dans une perspective phylogénétique et historique : transformer le vivant n’est pas une invention qui arrive soudainement avec les biotechnologies, les images numériques interactives ou les logiciels biomimétiques, mais qui est intrinsèque aux procédures du vivant et récurrent dans l’histoire culturelle de l’être humain.
La manipulation du vivant
est contemporaine du vivant
lui-même
La fertilisation des plantes par les orchidées et autres co-évolutions est déjà descriptible en terme de manipulation d'un vivant par un autre vivant. L'«agriculture» des fourmis aussi, quand on sait que plus de trois cents espèces de champignons sont cultivées par des groupes différents d'Atta. Ces préférences seraient-elles déjà d’ordre esthétique ? Quand un crabe se recouvre de lichen, les biologistes utilitaristes expliquent que c'est pour se camoufler. On peut trouver l'idée intéressante, mais elle reste hypothétique. Le zoologue suisse Adolf Portmann s'était passionné dans les années 40 et 50 pour ce qu'il appelait la «forme animale». Pourquoi, se demandait-il, autant de beauté et de complexité dans l'apparence des corps animaux ? Il soutenait que même les organismes les plus primitifs avaient des tendances à se montrer, ce sont ses termes, à développer des apparences dont la fonctionnalité demeurait secondaire. Plus personne, ou presque, ne lit ses textes fascinants dans lesquels il suggérait que les origines de l'esthétique étaient à chercher dans l'animalité la plus primitive. Malheureusement pour les tristes de tout poil (et je pourrais ajouter, vu le sujet, de toute plume ou de toute écaille), l'éthologie contemporaine conduit à reposer ces questions audacieuses quand on en prend les résultats avec la plus grande rigueur. Quand un petit animal joue, s'exerce-t-il à une activité à venir ? Aucune preuve sérieuse ne conforte une telle interprétation. On peut dire aussi bien qu'il manipule son corps. Maintes expressions vocales de l'animal comme certains cris de loups, certains chants de baleine, ou les acrobaties des corbeaux peuvent être considérées comme expression de soi. D'où la suggestion, moins audacieuse qu'elle n'en a l'air, que l'art commence par l'auto-modification de son corps. Orlan s'inscrit donc dans une pratique multi-millénaire. L'art le plus avant-gardiste est aussi celui qui se comprend le mieux dans une Histoire du Vivant.
L'histoire culturelle conforte ces tendances de l'histoire naturelle à la manipulation esthétique du vivant. Les théories utilitaristes de la domestication restent des «just-so-stories (1)» plus ou moins plaisantes. Aucune preuve convaincante ne vient vraiment les conforter. Pourquoi élever des moutons pour leur laine alors que celle-ci n'apparaît que quand ils sont déjà domestiqués ? Le bon sens noie les théories bien-pensantes. Une théorie artistique ou ludique de la domestication est tout aussi vraisemblable en l'état actuel des choses. Les concours de chiens, de chats, d'oiseaux ou de poissons rouges conduisent aux portes des arts biotechnologiques. L'animal n'a d'ailleurs aucun monopole en la matière, et la fabrication des plantes constitue un excellent espace pour comprendre l'art qui transforme le vivant. En 1892, l'Américain Luther Burbank publie un catalogue dans lequel le pépiniériste ne vend que des espèces nouvelles. Il voit explicitement son travail comme de l'art et estime qu'il fait avec le vivant ce que le potier fait avec de l'argile et le peintre avec des couleurs. De ce point de vue, le Dr. Moreau, du roman de H.G.Wells, l'île du Dr. Moreau, lui ressemble beaucoup : mais qui se souvient que ses justifications sont avant tout artistiques ? Le Dr. Moreau consacre sa vie à l'étude de la plasticité des formes vivantes, comme il l'explique complaisamment au narrateur Penwick.
Les artistes contemporains qui manipulent le vivant fondent leurs pratiques sur une assise conceptuelle élaborée – en l'occurrence en recherchant un autre mode de relation de l'humain au vivant – qui est loin d'être gratuite, et que l'on ne peut que juger pertinente même si on n’en accepte pas, dans leur intégralité, les développements qu'ils proposent. Ce dernier point est d'ailleurs ressenti avec force par les biologistes, qui s'en inquiètent. Avec la découverte des constituants du vivant, les biologistes du 20e siècle opèrent un authentique hold-up en obtenant le monopole du discours légitime sur le vivant, entériné du reste par des philosophes fascinés par l'efficacité de la biologie nouvelle. Il n'est donc pas étonnant que des artistes comme Eduardo Kac suscitent souvent une réaction de rejet parmi ces scientifiques. Outre le fait que ces derniers estiment qu'ils sont les seuls à pouvoir tenir un discours sensé et rationnel sur la vie, la proximité évidente des pratiques scientifiques et artistiques de manipulation du vivant les dérange. Que deviennent les légitimations utilitaristes du chercheur si l'artiste peut faire les mêmes manipulations qu'eux en leur donnant une interprétation différente ? Deux choses ne doivent pas être confondues : l’utilisation du vivant et celle des mécanismes du vivant. L'une des grandes innovations de l'art contemporain ne réside pas tant dans la manipulation du vivant que dans le détournement des mécanismes abstraits du vivant. Une telle tendance apparaît très clairement chez William Latham et chez Louis Bec, mais aussi dans les travaux d'une «vie artificielle», qui s'en défend : quand le grand promoteur de ce domaine de recherche, Chris Langton, explique que son objectif n'est pas tant de produire la vie-telle-qu'elle-est, mais la vie-telle-qu'elle-pourrait-être, il énonce ainsi un programme qui pourrait être repris mot pour mot par des artistes quelque peu aventureux, voire carrément «corsaires» : de telles pratiques s'apparentent en effet à un véritable «détournement de la vie».
Prendre en main l'Evolution
Le diagnostic n'est pas récent. Une problématique à la mode dans la première moitié du 20e siècle chez des intellectuels comme Huxley, P. Teilhard de Chardin ou J.B.S. Haldane s'y référait déjà plus ou moins explicitement. Pour eux, l'homme prenait progressivement en main la destinée de l'Evolution. Loin de rester aveugle, cette dernière se pliait finalement aux volontés de l'humain.
Des idées voisines réapparaissent périodiquement. On les retrouve aujourd’hui chez des artistes comme Roy Ascott ou chez des philosophes comme Pierre Lévy – et plus généralement chez ceux qui s'appellent eux-mêmes des «transhumanistes», comme Max More. Détournement de l'Evolution ou prise en main ? Les arts technologiques actuels, biotechnologiques ou électroniques, préfigurent-ils un monde à venir dont les artistes montrent les prémisses en en explorant les possibles ? Une alternative moins flatteuse doit cependant être prise en compte, qui stipule que ces artistes se font manipuler par des techniciens et des multinationales – pas nécessairement de façon consciente, d'ailleurs – en légitimant des pratiques difficilement acceptables par ailleurs dans nos cultures. J'estime plus raisonnable une voie intermédiaire dans laquelle ces artistes travaillent le sens des pratiques de leur temps, comme cela a toujours été le cas. Que l'art développe une approche «critique» est contestable. Une démarche génératrice de sens n'est pas nécessairement lucide – et n'a pas l'obligation de l'être, et la confusion des genres a toujours donné des résultats désastreux.
(1) Les just-so-stories sont les «histoires comme si» de Rudyard Kipling. Par extension, on désigne ainsi en théorie de l'évolution les «belles histoires» qui sont satisfaisantes pour l'esprit mais dont l'empiricité reste faible.
Dominique Lestel, philosophe et éthologue, maître de conférence en psychologie de la cognition à l’Ecole normale supérieure, chercheur associé dans l’équipe d’éco-anthropologie du Museum d’histoire naturelle. Vient de publier les origines animales de la culture, Ed. Flammarion, 2001.
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