Libération, éd. QUOTIDIEN PREMIERE EDITION GUIDE, samedi 17 novembre 2001, p. 41, 42
Vivre au XXIe siècle Culture
De l'art très vivant
Il s'empare des biotechnologies et travaille sur le vivant pour interpeller la
révolution génétique. L' «art biotech»,un courant provocateur et controversé.
LECHNER Marie
«Si vous clonez des arbres à partir du même tissu, vont-ils pour autant être
semblables ?» Ce n'est pas un scientifique mais une artiste qui pose la question.
Natalie Jeremijenko, australienne, énergique bout de femme de 37 ans,
appartient à un courant, encore confidentiel, d'artistes qui veulent s'approprier
les biotechnologies pour questionner la «révolution» en cours. «Ces nouvelles
technologies sont une opportunité pour le changement social. Celle-ci ne doit
pas être laissée aux seules mains des laboratoires ou d'entreprises en quête de
profit», dit-elle. «One Tree», son projet le plus récent, a précisément pour objet
de démontrer, sous la simple forme d'un arbre, la complexité de l'information
génétique. Il s'agit de créer cent clones de «Paradox Tree», un noyer à
croissance rapide, par micropropagation (une technique sophistiquée de
multiplication des végétaux), puis de les replanter dans la baie de San
Francisco. «Ces arbres biologiquement identiques devraient témoigner sur le
long terme des différences sociales et environnementales auxquels ils auront été
exposés», explique l'artiste, qui est ingénieure en design et chercheuse au
Center for Advanced Technology de l'université de New York (NYU). Ses
premiers arbres clonés viennent d'être plantés, deux dans le quartier de Castro,
à San Francisco, une autre paire à l'extérieur d'une école dans le quartier de la
Marina. «Rien ne vaut la démonstration tangible, dit-elle. One Tree sera un
document sur la diversité. Ce projet sort les clones du labo et les met dans
l'espace public pour une libre interprétation. Aux Etats-Unis, on réduit souvent
la génétique à "trouver le gène" responsable des comportements violents, de
l'alcoolisme, etc., sans tenir compte des interactions complexes de l'organisme
avec son environnement.»
Peurs. Jouant avec les peurs liées à la «photocopie du vivant», la techno-artiste
s'est associée à la pépinière Burchell qui produit et commercialise les clones de
Paradox Tree. «C'est une occasion de casser un mythe sur le clonage, explique
Tom Burchell, ravi de participer à l'expérience. Toute l'agriculture repose en
fait sur la possibilité de cloner des plantes. Quand vous bouturez, vous clonez.
Les fleurs sont clonées pour avoir la même couleur, les arbres pour avoir les
mêmes fruits, et ceci depuis des centaines d'années. Nous dupliquons
simplement la même plante, il n'y a aucune modification génétique des plants.»
«One Tree» est un des nombreux projets artistiques qui questionnent le rapport
au vivant, bouleversé par les récentes avancées de la recherche. En octobre
2000, l'exposition «Paradise Now» rassemblait 39 artistes à la galerie
new-yorkaise Exit Art, sur le thème «Représenter la révolution génétique».
«Paradise Now est né du constat de l'intérêt grandissant dans le monde de l'art
pour les relations art/science, explique le commissaire Marvin Heiferman.
Beaucoup d'artistes ont été fascinés par la génétique et les implications des
recherches récentes, et la visibilité de la génétique dans les médias avec la
course au séquençage du génome humain.» Certains artistes ont donc utilisé les
chromosomes comme éléments graphiques. D'autres ont stigmatisé l'utilisation
des OGM par des peintures parodiques de tomates carrées ou de poulets à six
ailes . D'autres encore, au lieu d'utiliser les supports traditionnels (peinture,
photographie, sculpture) pour commenter la révolution génétique, se servent
des outils scientifiques pour créer des oeuvres dans lesquelles le médium est
aussi le sujet.
C'est le cas de Natalie qui présentait à «Paradise Now» six clones de Paradox
Tree ; d'Eduardo Kac et de son «gène artistique», qui contient un verset de la
Bible (lire ci-contre) ; de David Kremers et de ses peintures aux bactéries
génétiquement modifiées. Dubitatif sur la portée réelle de cet «art biotech», le
critique d'art Peter Schjeldahl n'y voit qu'une lubie passagère. «"Paradise Now"
est l'exemple type d'un phénomène récurrent dans lequel les habitants d'un
monde de l'art dispersé se précipitent sur l'actualité culturelle. La dernière
vogue, c'était la cybernétique», écrit-il dans le New-Yorker Magazine, gratifiant
les clones de Natalie d'un laconique «clones are spooky» («les clones font
peur»). Agacée, l'auteur rétorque : «S'il s'était attardé sur ces arbres, il aurait
pu constater, comme la plupart des gens, que, malgré leur identité génétique,
ces clones sont différents (formes des branches, nombre de feuilles...). Ce qui
nous amène à la question : dans quelle mesure les gènes sont-ils déterminants
?»
Démonstration évidemment un peu simpliste d'un strict point de vue
scientifique. «Tous les chercheurs sont d'accord aujourd'hui pour dire que les
gènes ne déterminent pas l'organisme vivant à 100 % et que l'environnement
joue un rôle. Mais nier toute forme de déterminisme, c'est absurde», commente
Léon Otten, directeur de recherche à l'Institut de biologie moléculaire des
plantes de Strasbourg. Ces pratiques donnent une «fausse image de la
recherche», ajoute-t-il.
Polémique. Même à l'intérieur de la frange de communauté artistique qui se
passionne pour ces questions, la polémique fait rage. Lors de «Paradise Now»,
Natalie Jeremijenko a pris ses distances avec les commissaires d'une exposition
qu'elle jugeait trop favorable aux biotechnologies. Elle a convoqué d'urgence
un groupe de discussions où elle a présenté sa propre version de l'affiche de
l'exposition, remplaçant le titre célébratif par un cinglant «Invest now !» et les
noms des artistes par les sociétés qui avaient sponsorisé l'événement, dont
quelques grandes entreprises de biotech. «Faire des biotechnologies un sujet
artistique comporte un certain risque», analyse Jackie Stevens, spécialiste en
sciences politiques, dans un pamphlet en ligne (1). «L'art touchant aux
biotechnologies, en particulier s'il porte sur elles un regard critique, sert aussi à
rassurer les spectateurs en leur montrant qu'on y traite de problèmes sérieux.
L'art "biotech" conforte donc de manière implicite l'idée que la manipulation
génétique est un fait acquis, un sujet que les artistes sérieux doivent traiter
parce qu'elle durera.» Le travail de Natalie Jeremijenko n'échappe pas à ce
paradoxe.
Critique sociale. Jugées monstrueuses, approximatives, tendancieuses, voire
sans aucun intérêt, les oeuvres biotech prêtent régulièrement le flan à la critique.
Elles ont au moins le mérite de replacer le débat dans la sphère publique. «Ce
qui transforme profondément la société et le vivant ? et qui dépasse de loin la
révolution informatique et les nouvelles technologies de la communication?, ce
sont les biotechnologies. La création ne peut échapper à cette discussion, je la
trouve saine», analyse le zoologiste Louis Bec, qui avait soutenu le projet «GFP
Bunny» (lire ci-contre) d'Eduardo Kac. Avis partagé par Stephen Wilson, qui
vient d'achever une étude sur les interactions entre art, science et technologies
(2) : «Dans ce monde entièrement façonné par les sciences, il est impératif que
les arts posent les questions occultées par les intérêts scientifiques ou
commerciaux et fournissent une critique sociale.» L'art devrait fonctionner
comme une zone indépendante de la recherche : «Je ne pense pas que les
artistes puissent poser des questions, aiguiller de nouvelles pistes de recherche,
simplement en parlant des biotechnologies ou en en faisant des images. Ils
doivent entrer au coeur du processus, devenir eux-mêmes chercheurs.»
En attendant, le meilleur moyen de faire mouche n'est-il pas tout simplement
l'humour ? Dans son combat pour démythifier les promesses de l'ingénierie
génétique, Jeremijenko a créé un magazine grand public, le Biotech Hobbyist,
qui devrait permettre de se familiariser avec la génétique. Le premier numéro
donne des instructions pour cultiver chez soi de la peau humaine. «De la peau
qui pousse, c'est au moins aussi sympa qu'un hamster ou un chaton virtuel sur
son écran d'ordinateur», y écrit-elle. En se salissant les mains, le grand public
serait peut-être mieux armé pour intervenir dans le débat... .
(1) «The industry behind the curtain», www.cat.nyu.edu/investnow/
(2) Information Arts, MIT Press.@
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Doc. : 20011117LI0867
Libération, éd. QUOTIDIEN PREMIERE EDITION
GUIDE, samedi 17 novembre 2001, p. 43
Vivre au XXIème siècle Culture
Le gène de la méduse
LECHNER Marie
«Les biotechnologies fascinent les artistes pour la même raison qu'elles
fascinent tout le monde, parce qu'elles sont à la fois porteuses d'espoirs et de
craintes et qu'elles ouvrent une nouvelle phase dans l'évolution. Même
récentes, elles réactivent un mythe ancestral : le contrôle absolu du vivant»,
analyse George Gessert, artiste spécialiste de l'hybridation des iris. Les
biotechnologies, l'ingénierie génétique, la manipulation de l'ADN ne sont plus
cantonnées au monde scientifique depuis que des créateurs se sont approprié
ces techniques pour inventer un art conceptuel, provocateur et controversé.
Extraterrestre. Il y a quinze ans, Joe Davis, cet artiste extravagant à la jambe d'acier
réalise que l'ingénierie génétique permet de créer un nouveau médium pour
l'art : la vie elle-même. Il réussit à convaincre des biologistes de lui montrer
comment synthétiser de l'ADN. Artiste en résidence au département biologie du
très sérieux MIT (Massachusetts Institute of Technology), il dit vouloir utiliser
cette technique... pour entrer en communication avec les extraterrestres. Son
projet : coder des images sous la forme d'un brin d'ADN qu'il insère dans le
génome d'une bactérie. Les bactéries sont d'après lui le meilleur médium parce
qu'elles peuvent être fabriquées en grand nombre à moindres frais, et certaines
sont capables de survivre très longtemps dans l'espace. C'est ainsi qu'est né
«MicroVenus» dès 1986.
D'autres artistes lui emboîtent le pas comme David Kremers, dont les peintures
«vivantes» utilisent des bactéries génétiquement modifiées qui produisent des
enzymes colorés. Pour lui, les artistes doivent travailler avec du matériel vivant
: «Nous sommes les premiers artistes confrontés non au problème de la
mortalité mais à celui de l'immortalité.» Quelques années plus tard, Eduardo
Kac réalise Genesis, exposé en 1999 à l'Ars Electronica de Linz, un festival
autrichien dédié aux nouvelles technologies. Il traduit le verset I, 28 de la
Genèse : «Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête
qui remue sur la terre», d'abord en morse, puis en code ADN, avant d'injecter
ce gène «artistique» dans une bactérie fluorescente. L'«installation» permet aux
internautes d'allumer une lampe à UV qui provoque la mutation des bactéries,
réécrivant à l'infini le verset biblique.
Alba. Kac devient le porte-parole le plus médiatisé de ce qu'il appelle l'«art
transgénique», «basé sur l'utilisation des techniques de l'ingénierie génétique
pour transférer des gènes synthétiques dans un organisme ou transférer du
matériel génétique naturel d'une espèce à l'autre». Il provoque un scandale
avec le «GFP Bunny», un projet avorté qui consistait à vouloir exposer un lapin
transgénique, puis à vivre avec lui. Ce lapin, à qui on a introduit un gène de
méduse, devient fluorescent lorsqu'il est exposé aux UV. Il ne s'agit en aucun
cas d'un animal fantaisiste : le marqueur GFP (green fluorescent protein) dont
sont déjà porteurs des souris, des poissons et des lapins est un outil de
recherche répandu, car il permet de faciliter la localisation des protéines. Créé à
l'Inra, «Alba» ?c'est son nom? devait être mis à disposition de l'artiste pour une
exposition à Avignon. Le projet n'a jamais abouti puisque le directeur de l'Inra
refusa qu'il sorte du labo. Ce qui n'empêcha pas les médias de se passionner
pour la question et les défenseurs des animaux de monter au créneau.
Tissu vivant. Que diraient-ils des créations d'Oron Catts et de Ionat Zurr, qui
cultivent des tissus pour créer des «sculptures semi-vivantes» ? «Ces nouvelles
technologies vont avoir un profond effet sur notre société et sur la façon dont
on traite le vivant, justifie l'Israélien Oron Catts. En travaillant avec du tissu
vivant, j'essaie de remettre en cause des systèmes de croyance qui deviennent
obsolètes à mesure que croissent les connaissances et les applications des
biotechnologies.» Oron Catts a cofondé un laboratoire de recherche dédié à
«l'exploration du savoir scientifique dans une perspective artistique et
humaniste», SymbioticA. Il est abrité par une fac de sciences australienne qui
accueille des artistes en résidence. «On les encourage à participer activement au
processus scientifique plutôt que de simplement commenter ou s'approprier le
travail des scientifiques, explique le directeur et neurobiologiste Stuart Bunt.
Cette interaction est très stimulante. L'art rend la science plus immédiate et plus
accessible au public et stimule de nouveaux secteurs de recherche.» Le premier
projet du laboratoire, «Fish and Chips», s'attelle à la création d'un robot
actionné par des neurones de poissons cultivés sur des puces de silicium et
capable de traduire l'activité neuronale par des dessins et de la musique... .
Catégorie : Arts et culture
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L'art transgénique par Eduardo Kac. Tous les projets de l'artiste brésilien, Genesis, GFP Bunny et le dernier, "The Eighth Day".
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