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No 10 - mars-avril, 2003 |
L�art biotech ou quand l�art se fait chairIls jouent avec la peau, le c�ur des grenouilles, des ovules, des papillons,l�ADN et des amas cellulaires. Les bioartistes, complices ou transgresseurs,décomposent les êtres vivants, sondant comme par miroir lesdémarches biotechnologiques. Exposé actuellement en France,cet art biotech dérange et nous interroge sur notre rapport au vivant.Dorothée Benoit Browaeys
Dans un tel déploiement biotechnique, cernépar ces pans de vies partielles et artificielles, on se sent presque devenirobjet. Mis en miettes en tout cas. Toutes ces oeuvres opèrent uncourt-circuit. Elles acculent chacun à voir, sentir, abolir «ledécoupage entre le froid de la démarche scientifique quidépossède, aseptise et l�univers des corps chauds familierset foyers de nos existences», selon les termes de l�artiste slovènePolana Tratnik qui crée la confusion entre peau et latex. L�artificebiologique visite la frontière entre l�humain, les morceaux vivantset les bourgeonnements cellulaires. En trafiquant les processus du vivant,les artistes s�approprient les outils techniques des scientifiques et aveceux tentent d�apprivoiser les ficelles de la vie. Après la dissectiondes corps ou la plastination selon Gunther von Hagens (cf. l'article Körperwelten,ou l'art de briser les tabous, dans la section Archives de L'Observatoirede la génétique), et la décomposition en piècesdétachées organiques ou moléculaires, le mode exploratoirese fait bricolage du vivant. À l�image de la biologie actuelle quiopère par désintégrations. Dans un tel contexte, les artistes sont-ils libres d�explorerla nature du vivant? Ont-ils le choix de leurs outils? Immergésdans les laboratoires de recherche, peuvent-ils conserver la distance quileur permet de penser la vie hors de l�approche scientifique forcémentréductionniste? Ont-ils la possibilité d�inventer des représentationsaffranchies des corps-machines? Et quelle beauté sont-ils donc capablesde mettre au jour? Commissaire de l�exposition, Jens Hauser a rassembléartistes, philosophes et scientifiques le 15 mars afin de débattrede certaines de ces questions. «Cet art dérange parce qu�ilmet en scène nos peurs et les contradictions de ce que l�on nousannonce comme la révolution biotechnologique, constate-t-il dansson introduction à l�événement, (�), parce qu�il pousseles procédés biotechnologiques jusqu�à leur applicationparadoxale ou tout simplement esthétique ou poétique, détournantainsi l�habituel discours utilitariste qui nous promet un avenir radieux.Parce qu�ici l�art contemporain descend littéralement dans la vie.Cet �art biotech� attise le débat public: il recherche non pas leconsensus mais son contraire». Alors qu�Aristote, au IVe siècle av. J.-C., définissaitla démarche artistique comme une imitation de la nature, cette référencen�a plus cours depuis plus d�un siècle en Occident. Et l�engouementde certains pour le «remodelage amorcé» des êtresvivants (OGM, animaux transgéniques, médicaments recombinants,etc.), comme Gregory Stock qui vient de publier Redesigning Humans(2),place les artistes devant un monde vivant non plus seulement domestiquémais refabriqué. «La biologie n�est plus naturelle»,lançait Henri Atlan le 24 mars à l�École Normale supérieure(ENS?Paris) en introduction à sa conférence sur les utérusartificiels. Quand l�ordre naturel ne fait plus référenceet quand le même amas de cellules peut être appelé tantôtembryon, tantôt artefact, les artistes en viennent à questionnerles modes de fabrication d�organismes, et leurs effets dans nos société:de fait, ils exhibent les produits vivants hors de leur contexte. Ainsi,la «lapine fluo» d�Eduardo Kac n�est pas une �uvre d�art enelle-même. C�est sa mise en scène hors laboratoire qui suscitel�émotion: soudain, on réalise que les êtres vivantsqui nous entourent sont des fabrications. Mais en révélantle projet scientifique et métaphysique dans ses monstruosités(la souris momifiée avec une oreille humaine greffée surson dos exposée par Marion Laval-Jeantet), en parodiant les prouessesbiotechniques, l�artiste fait-il office de «calmant» pour lesconsciences? Permet-il une acclimatation à ce nouvel écosystèmeartificiel? Est-il un collaborateur ou un provocateur? Pour certains, «c�est merveilleux de faire du géniegénétique pour changer le monde, faire pousser des immeubles,couvrir des maisons avec de la peau de crocodile». Celui qui s�exprimeainsi s�appelle Joe Davis, grand adepte du déterminisme moléculaireet de la provocation! Il travaille au département de biologie duMassachusetts Institute of Technology (MIT) et voit dans l�ingénieriemoléculaire l�«occasion de reconstruire le jardin perdu».«La vie, c�est le code, résume-t-il. Bien sûr, on n�apas trouvé le gène qui nous rend humain, ni celui de l�espoir,mais on peut ajouter des éléments pour retrouver l�harmonie,la connaissance parfaite». Il aime ainsi traduire les phrases desplus grands sages en mots chimiques, séquences basées surle code génétique. Il a greffé dans le génomed�une drosophile, une séquence d�ADN, traduction littéraled�un vers d�Héraclite. Résultat: la naissance d�une moucheaux yeux blancs. Il a également traduit en code numérique,puis en langage génétique qu�il considère comme «naturel»,une image de la voie lactée. Pour lui, l�ADN, c�est le Verbe duCommencement, l�origine. Cette vision lui a inspiré de minusculestableaux, images DNAgraphiques où l�ADN tient lieu d�émulsion.«J�ai choisi le nu féminin comme sujet, à la manièrede l�Origine du monde de Gustave Courbet, explique-t-il. Car l�ADNa longtemps attendu d�être révélé, comme letableau de Courbet». Toujours dans l�idée des conversionscodées, il a réalisé un microscope audio qui «faitentendre l�activité de microorganismes» en transformant dessignaux optiques en messages sonores. Fascinantes, ces productions ne serévèlent pas aussi innovantes qu�elles le paraissent, carelles ne font que transcrire un message (redondance) sans révélerde sens nouveau. On peut s�interroger en outre sur l�enfermement conceptuelinduit par la réduction de la vie à un système programmé? Éviter que la réalité passe pourde la fiction Se dissociant de l�approche de Joe Davis, Eduardo Kac(Institute of Chicago? School of the Art) considère que «levivant n�existe pas sans communication. On transforme en marchandises leséléments de vie. On fétichise les gènes, lesprotéines� J�ai exposé des animaux fluorescents pour exprimerce que font les biotechnologies aujourd�hui. Montrer ce qui ne se voitpas. Ma lapine Alba est le pont entre José Bové et Raël.Il faut éviter que la réalité passe pour de la fiction!»Selon Eduardo Kac, «l�art, c�est la philosophie à l�étatsauvage». Pour lui, il faut sortir les créations vivantesdes laboratoires pour que les gens prennent conscience des changementsqui s�accomplissent aujourd�hui. Ancien designer industriel, Oron Catts a fondéle laboratoire SymbioticA, à l�Université d�Australieoccidentale de Perth (UWA), pour «expérimenter sur la vie»avec des outils scientifiques et initier des débats sur l�usagedes biotechs et leurs scénarios (développement de culturestransgéniques, réparation des corps par thérapie génique,troupeaux de clones) en mettant en scène la culture de tissus, lesbiopolymères, le corps réparé, l�élevage industriel�.«Le remplacement de la manufacture au profit de la culture est enmarche, décrit-il. On travaille de plus en plus à régénérerdes peaux, des articulations, des tissus osseux et on pourra donc bientôtadapter le corps ou l�orner de nouveaux éléments inédits(peau colorée, coquillage vivant, troisième oreille ou troisièmebras�)». Le groupe d�Oron Catts produit des cultures de tissus (steaksen réacteurs) pour s�affranchir des sacrifices animaux dans lesabattoirs. Il revisite l�étrangeté de ces «vies partielles»qui rappellent explicitement les organes en culture réaliséspar Alexis Carrel dans les années 1930 et sa folie eugéniste.Inversement, le groupe explore la charge émotionnelle que peuventrecevoir des poupées semi-vivantes constituées d�amas decellules sur polymère et habillées de sutures dégradables.Versions modernes des poupées guatémaltèques, cesêtres symboliques deviennent des confidents auxquels on peut confierses soucis. À la fin de l�exposition, les visiteurs pourront lestoucher, ce qui les mettra à mort par contamination bactérienne.Quand le contact devient mortifère� Poursuivant la même logique de dislocation MarionLaval-Jeantet et Benoît Mangin, le duo français Art OrientéObjet, réalisent des biopsies de leurs peaux tatouées ethybridées. «La biotechnologie nous permet de produire desaccouplements artificiels», décrit Marion Laval-Jeantet quia essayé de se greffer cet «enfant dermique» moyennantun bel érythème! Elle explique: «Nous cherchons unematérialisation dans le monde de nos liens et de ceux que nous avonsavec les animaux. La barrière des espèces n�est pas signifiantepour nous et je prépare une action symbolique avec le Muséumd�histoire naturelle de Paris (MNHN). Par une injection de sang de panda,je veux montrer comment �le panda peut vivre en moi�. Cela rejoint desrituels pygmées d�initiation au cours desquels l�individu devientlui-même animal pour prendre possession d�entités de la forêt.Il s�agit d�une insertion viscérale dans le monde (immersion) quitransforme radicalement le rapport au vivant». Intégrité et appartenance Loin de la mise en miettes opérée par labiologie moléculaire depuis cinquante ans, Marta de Menezes -dontles démarches se font toujours en symbiose avec des scientifiquesdans leurs laboratoires- a créé, en piquant des chrysalides,des papillons portant des motifs modifiés sur une de leurs ailes.«Cette asymétrie souligne les différences et les similitudesentre le manipulé et le non-manipulé. Que reste-t-il de laNature?», demande-t-elle. Cette approche intégrée devient écosystémiquechez l�artiste George Gessert qui prolonge la tradition du photographeet horticulteur Edward Steichen (collection de delphiniums exposéedès 1936 à New York). Forgé par une enfance au c�urdes forêts et des �uvres d�art du paysage orientales, George Gessertprésente à Nantes l�«art de l�évolution»,une série de photos de fleurs uniques issues d�une sorte de darwinismeinversé où la qualité ornementale prime sur les critèresesthétiques dominants. Le grand ennemi de Gessert: le kitsch. Cethomme délicat et réservé conçoit le monde entant que «coévolution des êtres vivants qui ne viventpas que pour eux seuls. L�art chinois du paysage m�a expliqué lemonde». Ici, la référence à un ensemble, lanotion d�appartenance à une histoire inverse la primautéde l�individu biologique défini par son génome.. S�inscrivant dans ce même contre-courant «écosystémique»,Isabelle Rieusset-Lemarié, sociologue à l�UniversitéParis X(3) s�est demandée ce qu�il reste de la vie aprèsl�arrachage des parties d�un organisme extrait de son milieu. «Quedevient l�autonomie ou l�intégrité du vivant, la mémoired�un tout» avec ces moignons de vie mis en scène? «Quesont les êtres vivants dont une partie est réincorporéedans un autre organisme? Que fait-on avec cette amnésie provoquée,cette violence contre l�autoorganisation? Que devient la magie créatricequand l�outil est le code et contient le résultat?», critique-t-elle.«Le vivant comme l�art ne sont pas soumis à des nécessitésextérieures à eux, a-t-elle insisté. Elle cite lephilosophe allemand Friedrich Hegel: «Nous devons nous libérerde la posture instrumentaliste», position confortée d�ailleurspar Georges Bataille: «L�art est un dépassement des écueilsinstrumentalistes de la technique». Ainsi, les artistes peuvent apparaître victimesde la construction idéologique scientifique d�un vivant-machine.Bien sûr, Jens Hauser prévient que «tant que l�on neconsidèrera les �artistes biotech� qu�à travers le choixde leurs outils, ils seront attendus au tournant». Toujours est-ilque dans cet art très conceptuel -les steaks de grenouilles ne sontspectaculaires que si l�on croit qu�ils en sont!? c�est la procédurede création qui compte. «Ce sont davantage des dispositifsque des �uvres», estime ainsi le philosophe Yves Michaud. Pour anticiperen acte un autre monde? L�artiste donne à voir hors laboratoire,l�étrangeté des créatures scientifiques et de leurévolution. Ils questionnent les outils techniques, le sens de leurusage. Leurs objets: les biotechnologies qui sont en train de modifiernotre société et notre regard ordinaire sur la vie. En cesens, rivés aux productions des scientifiques, ils peuvent semblerdavantage serviles que contestataires. La vie ne semble pas êtreleur préoccupation�. Pourtant, certains biologistes abordent de nouveaux questionnementsphénoménologiques. «Dans la plus pure tradition positiviste,l�interprétation mécaniciste du vivant est en passe de fairede la biologie une puissante arme de contrôle et de façonnagede la société, remarque Gérard Sélim Amzallag,spécialiste des végétaux et auteur de La raisonmalmenée(4). Plus encore, il s�élabore à partirde ce savoir une nouvelle éthique selon le mode classique de coalescenceentre science et technologie. Cette métamorphose affecte non seulementnotre regard sur le monde vivant mais encore sur l�homme, devenu lui aussiune �machine vivante� non moins sujette que les autres aux critèrestechnologiques d�optimisation. Il est donc nécessaire de s�interrogersur le rapport entre l�arbre de la science du vivant et son «objetd�étude»». Les biologistes, essentiellement les physiologistes etspécialistes de l�histoire du développement, soutenus parles physiciens, prennent aujourd�hui à bras le corps les questionsnon résolues de la biologie sur la forme, l�information et sa diffusion,les dynamiques temporelles�. «Les explications centrées surles gènes ou les modèles de diffusion de morphogènene suffisent pas à comprendre les logiques d�émergence deforme, a souligné Nadine Peyrieras (ENS) lors de l�Écoleinterdisciplinaire en biologie de Berder en mars 2003. Il faut désormaismettre de la chair dans les modèles». Lutter contre un réelartificialisé, dans la logique folle décrite par le philosopheet historien italien Giambattista Vico qui, lucide dès 1725, affirmait:«Nous ne connaissons que ce que nous faisons». Références: (1) Catalogue: L'art biotech', Le Lieu Unique,Jens Hauser (ed), collectif. Édition Filigranes/Distribution LeSeuil, 2003. (2) Gregory Stock, auteur de Redesigning Humans,publié en août 2002 par Houghton Mifflin Company, dirige leprogramme sur la médecine, la technologie et la sociétéà l�École de médecine de l�Université de Californie.Il est en faveur de la manipulation de la lignée germinale humaine. (3) Rieusset-Lemarié, I. La sociétédes clones à l�ère de la reproduction multimedia, Paris:éditions Actes Sud, 1999 (4) Sélim-Amzallag, G. La raison malmenée,Paris: éditions du CNRS, juin 2002. Du même auteur, L�hommevégétal: pour une autonomie du vivant vient de paraîtrechez Albin Michel. Pour en savoir plus: Le Breton, David. Anthropologie du corps et modernité.Paris: éditions PUF?Quadridge, 1990 Nelkin, D. et S. Anker. «The influence of geneticson contemporary Art», in: Nature Reviews Genetics 2002; 3:967-971 Art contemporain au risque du clonage, sous ladirection de Richard Conte, Paris: éditions Publications de la Sorbonne,2002 L�art au risque de la technique, sous la directionde Thomas Ferrenczi, Bruxelles; Paris: éditions Complexe, octobre2001 «Dossier : �Éthique et esthétiquede l�art biologique�». Revue Artpress n°276. fév2002. «Electric body: le corps en scène»,Cité de la musique, Paris jusqu�au 13 juillet 2003 |
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