Lecture presented at Workshop of the Consumer Hybrid Intelligent Products and Services (CHIPS) Working Group, The CHIPS Workshop 1 Beyond the gadget, took place at ENSAM, Paris on 25th 26th March 2002. Project funded by the European Community under the Information Society Technology Programme (1998-2002). http://www.chipsweb.org/ws1web/RHAM.htm.
Lespace électromagnétique
Adoptée le 12 juillet 1999 par lUnion Européenne, une recommandation préconise la réduction au plus bas niveau possible de lexposition moyenne du public aux rayonnements électromagnétiques non-ionisants. Entre réalité et prévention, artistes, designers et architectes commencent à travailler sur ces données invisibles de lespace que sont les champs électromagnétiques. Urbanisme invisible, architecture électromagnétique, climat hertzien sont les nouveaux paradigmes de cette géographie artificielle engendrée par les technologies actuelles
PHILIPPE RAHM
Une télévision, un radio-réveil, un téléphone, une pile de journaux ; quatre objets simplement posés par terre, sur une moquette claire. Les appareils électriques sont branchés chacun par un fil jusquau mur. Rien dautre dans cette chambre en ville qui névoque aucun passé, qui se situe dans le présent de la réception comme la décrit son auteur, lartiste Dominique Gonzalez-Foerster. Aucun mobilier, aucun objet qui ne serve à recevoir et à diffuser de linformation. Comme si la chambre daujourdhui pouvait sabstraire de la forme et du signe jusquà limmatériel, jusquà linvisible. Est-ce cela laménagement intérieur contemporain ? Une pièce où tout le contenu quil soit émotif ou utilitaire est devenu virtuel, détenu dans les codes binaires des machines, à portée de mains mais stocké nimporte où dans le monde et néanmoins directement accessible par les réseaux électroniques ? Dans cette chambre présentée au Musée dart moderne de la Ville de Paris en 1999, la géographie autant que le climat ont disparu. Lintérieur est artificiel. Déterritorialisée, sans plus de lien physique avec le monde naturel, la chambre devient uniquement une zone de réception, un carrefour des différents flux invisibles dinformation, électromagnétique, numérique, hertzienne. Un point de rencontre, un lieu de convergence où lon consulte, où lon communique, où lon est simplement chez soi. Comme si lappartement était parfois une dépendance de lordinateur remarque Dominique Gonzalez-Foerster. Et sa lumière est celle émise par les écrans des moniteurs.
Lurbaniste et essayiste Paul Virilio a parfaitement annoncé le phénomène dans son livre Lespace critique publié en 1984 chez Christian Bourgois : Le jour sest modifié : au jour solaire de lastronomie, au jour douteux de la lumière des bougies, à la lumière électrique, sajoute maintenant un faux-jour électronique dont le calendrier est uniquement celui de « commutations » dinformations sans aucun rapport avec le temps réel... Privé de limites objectives, lélément architectonique se met alors à dériver, à flotter, dans un éther électronique dépourvu de dimensions spatiales mais inscrit dans la seule temporalité dune diffusion instantanée. Une façon poétique de décrire cette réalité nouvelle de lespace déterminée dorénavant par les nouvelles technologies. La chambre est aujourdhui la croisée invisible de flux électriques, sonores et magnétiques lesquels déterminent une nouvelle géographie vibrante, déracinée et fluctuante.
On pourrait penser que le rêve ultime de larchitecture est atteint, celui de la dématérialisation absolue, du corps absent, quand la technique supplante les lourdeurs poisseuses du réel. Larchitecte anglais CJ Lim de Studio 8 imagine ainsi « Ephemeral Field », un espace généré uniquement par un champ électrique que lon ne peut ni voir ni toucher ni entendre et qui repousse les particules deau en même temps quil contrôle les niveaux de lumière et de température. Triomphe de la légèreté et de la disparition, la technologie semble amener le monde concret toujours plus près du virtuel. La matière pourrait-elle ainsi diminuer jusquà disparaître au profit dun environnement abstrait ? Un univers dans lequel les choses se font évanescentes, sans plus de conséquence écologique, atteignant labsence et la neutralité ? Ce rêve dimmatérialité se confronte néanmoins rapidement à la matière physique du virtuel et des réseaux. Il ne sagit en fait que dun déplacement des problèmes du visible vers linvisible, de la mécanique vers lélectromagnétique, qui ne supprime en rien la relation physiologique existant entre notre corps et lenvironnement. Comme si les autoroutes de linformation engendraient autant de nuisance que les autoroutes réelles. Les termes changent simplement : le smog devient électrique comme on le dénomme aujourdhui officiellement. La pollution devient électromagnétique. Adoptée le 12 juillet 1999 par lUnion Européenne, la recommandation sur la protection contre le rayonnement non ionisant apparaît comme le premier règlement dun urbanisme devenu invisible, un premier principe architectural cherchant à aménager linvisible. De quoi sagit-il ? Des études scientifiques ont prouvé la nocivité sur lhomme dun rayonnement non-ionisant intensif lequel provoque entres autres un échauffement des tissus humains et des modifications au niveau du flux des ondes cérébrales. À une intensité plus faible, celle de notre quotidien, des indices sérieux mais aucune certitude montreraient que le smog électrique compterait parmi les causes de cancer en particulier la leucémie. Ces indices ont néanmoins motivé la Direction générale de la santé du Ministère de lemploi et de la Solidarité a commandé le 15 juin dernier à un groupe dexperts détablir des recommandations en matière de surveillance et de programmes sur les risques éventuels sur la santé liés à lusage des téléphones portables et à leur équipement. Ce rapport, remis fin janvier 2001, recommande la « réduction au plus bas niveau possible de lexposition moyenne du public aux radiofréquences associées à la téléphonie mobile ». Cette requête française fait suite à un rapport élaboré à la demande des autorités britanniques et rendu public le 11 mai 2000, lequel a conduit, entre autres, à déconseiller lusage des téléphones portables par les enfants. Les rayonnements non ionisants sont présents partout où le courant électrique circule et où des micro-ondes ou des ondes radio sont émises. Au plan urbain et territorial, les champs électriques et magnétiques sont produits principalement par les lignes à haute tension, les caténaires de chemin de fer, les émetteurs radios et multipliés aujourdhui par les émetteurs des téléphones mobiles. Le rapport français commandé par la direction générale de la santé établit ainsi une valeur préventive pour mettre à labri du smog électrique les lieux sensibles, écoles, crèches et écoles, imposant un éloignement davec une antenne de téléphone mobile dune distance minimum de 100 mètres. À un niveau plus restreint, celui de larchitecture intérieure, ce sont principalement les appareils électriques et électroniques, ordinateurs et téléphones cellulaires qui sont à lorigine des champs électromagnétiques. La Société suisse de Protection de lenvironnement recommande ainsi de bannir le smog électrique de la chambre à coucher, en repoussant téléviseur et ordinateurs à au moins deux mètres du lit, en éloignant son radio-réveil à plus dun mètre de la tête du lit. Nous sommes ici devant de nouvelles données daménagement intérieur issues de linvisible: une esthétique nouvelle, une réalité daujourdhui modelant autant laménagement du territoire que le design intérieur. Un climat abstrait.
Cest ce quont compris les designers anglais Anthony Dunne et Fiona Raby lesquels sinterrogent depuis 1992 sur le rôle des produits électroniques dans la vie de tous les jours. Entre fiction et réalité, leurs différents prototypes cherchent à élargir la conception du design dun objet en tenant compte de sa part invisible, de les définir autant dans leur forme visible quinvisible en révélant leurs radiations lesquelles sinfiltrent dans lespace et les objets qui les entourent, jusquau corps humain. Dunne & Raby mettent en exergue le changement physique de notre atmosphère qui a débuté avec lapparition de lélectricité il y a un peu plus de 100 ans et qui sest complexifiée toujours davantage avec les radios et les télécommunications. Climat électromagnétique, espace hertzien, paysage artificiel sont les termes quils inventent pour définir ce nouvel environnement apparu avec le 20e siècle. Une femme enfermée dans une boîte de verre posée sur quatre pieds, respirant à laide dun tuyau : ainsi se présente leur chaise de Faraday.La chaise de Faraday est un abri utilitaire de dimensions et de confort minimum. Elle peut être un lieu de retraite, un endroit nouveau pour rêver, à labri des radiations générées par les télécommunications expliquent les designers. Le principe est celui de la cage de Faraday qui consiste, grâce à un maillage métallique précis, à isoler un espace de tous champs électromagnétiques. Entre paranoïa et précaution, ce mobilier dun type nouveau cherche à donner une réponse à la multiplication des champs électromagnétiques qui occupent aujourdhui notre habitat. Enseignant au Royal College of Art à Londres, Dunne & Raby uvrent dans linvisible et créent des objets ne se limitant plus à leur aspect plastique visible. Quand nous regardons un produit électronique, nous ne voyons quune partie des radiations, dont la fréquence est celle de la lumière visible. Si nos yeux pouvaient voir ou capter de lénergie à basse fréquence, les objets électroniques nous apparaîtraient différents, leurs frontières seraient étendues plus avant dans lespace, interpénétrées par dautres objets perçus séparément à la fréquence de la lumière visible. Un discours qui, à la lumière de linfluence supposée des rayonnements électromagnétiques non ionisants sur notre santé, devrait permettre délargir le champ du design à linvisible : des frontières plus floues où notre peau nest plus une limite entre lobjet et nous-mêmes.
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Travailler avec les données électromagnétiques de lespace a déjà occupé les générations précédentes. Dans les années cinquante, lartiste et architecte français Nicolas Schoffer tente de définir des climats audio-visuels lesquels devaient plonger le visiteur dans un état deuphorie : En franchissant le seuil, le visiteur sera plongé dans un bain audio-visuel, au climat tiède, odorant, monochrome (rouge clair) où le son, la lumière colorée, les odeurs seront pulsées sur un rythme très lent [...] Loutil électronique est né. Après le burin, le ciseau, le modelage des matières lourdes, voici lélectricité et lélectronique, le modelage des matières légères et immatérielles, tels que lespace, la lumière et le temps (Cité par Michel Ragon dans LHistoire mondiale de larchitecture et lurbanisme moderne, Casterman 1978). Dans les années 60, le musicien américain La Monte Young met en uvre la Dream House, une installation acoustique et lumineuse recréée en 1999 au Musée dart contemporain de Lyon ainsi quà Avignon lété passé. Une installation fascinante qui se présente comme une immense pièce recouverte dune moquette clair baignée dans une lumière violette et une odeur dencens. Dominant lensemble, une vibration acoustique dondes sinusoïdales de très forte puissance engendre un climat hypnotique psycho-acoustique, angoissant au prime abord. Pour La Monte Young, lintention est de produire une vibration du système nerveux en harmonie avec les fréquences émises pouvant conduire à une sorte dextase : Pour moi, cela crée un état comme celui dans lequel on peut se trouver lété, quand on se repose et que le poisson saute hors de leau, que la vie est facile et que tout est O.K. (Entretien avec La Monte Young et Marian Zazeela par Jacques Donguy, in Artpress n° 150, septembre 1990, Paris)» . De 1966 à 1970, La Monte Young et Marian Zazeela ont habité en permanence dans un tel environnement, et en étudiaient les effets sur eux-mêmes.
Il faut pourtant attendre les années 80 pour que ces recherches sur le conditionnement électromagnétique de lespace commencent à sappuyer sur de réelles données scientifiques. Jusqualors, ce sont sur des fondements théoriques empiriques frôlant souvent lésotérique que ce se sont faites ces expériences. Ce que découvre Alfred J. Lewy de lInstitut national de santé mental aux États-Unis, cest que la lumière influence les cycles biologiques et hormonaux de lêtre humain. Dans un article paru dans Science en 1980, il démontre quune exposition de lil à une lumière intensive supprime la sécrétion de la mélatonine, une hormone favorisant le sommeil lorsquelle est produite, phénomène comparable à lhibernation chez les animaux. En 1998, le scientifique américain GC. Brainard mesure une suppression maximale de la mélatonine avec la lumière verte autour dune longueur donde de 509 nano mètres. Au contraire, cest avec lémission dultraviolets que la suppression de la sécrétion par la glande pinéale de la mélatonine est la moins efficace, laissant ainsi des informations hormonales liées au sommeil et à la fatigue se diffuser dans le corps. Depuis quelques années, on traite avec la lumière les cas de dépression nerveuse saisonnière. Ces dépressions qui apparaissent avec lautomne sembleraient liées à une diminution de la luminosité ambiante et à un taux de sécrétion de mélatonine supérieur à la normale. Lune des spécialiste mondiale de la question, le professeur Anna Wirz-Justice, de la Clinique psychiatrique universitaire de Bâle voit dans la luminothérapie un moyen plus efficace pour traiter ces dépressions quune absorption de médicaments. À la mesure de ces découvertes récentes, la Dream House de La Monte Young, plongée dans une lumière violette, pourrait donc réellement provoquer les rêves quelle cherche à inspirer.
Aujourdhui, des uvres dartistes ou darchitectes repoussent les limites de linteraction entre linvisible et le vivant. En 1996, lartiste brésilien Eduardo Kac analyse la dépendance physiologique entre les ondes électromagnétiques et lorganique en étudiant les informations biologiques que peut transmettre Internet. Ainsi, le dispositif Teleporting an Unknown State présenté à la Nouvelle-Orléans proposait de faire pousser une plante dans un milieu obscur. Grâce à de la lumière uniquement émise par un moniteur, captée ailleurs et relayée par Internet, la photosynthèse est rendu possible dans un univers artificiel. Prolongeant mon exploration des formes non-sémiologiques de la communication dans les médias électroniques, cette installation transmet des images vidéo non pour leur contenu représentatif mais pour les phénomènes optiques quelles provoquent à travers leurs longueurs donde [...] Linstallation propose lexpérience dInternet comme un système permettant la vie. Cette abstraction du langage, moment où linformation perd sa signification culturelle au profit dune action physiologique, se retrouve dans les propositions de mobiliers des architectes designers milanais Gianluca G Lugli et Gianmaria Sforza Fogliani. Le projet est dune étonnante simplicité. Deux objets, situés de part et dautre du spectre visible de la lumière. Dun côté les infrarouges, que lon ne voit pas mais que lon ressent puisquils nous réchauffent la peau. De lautre côté, les ultraviolets, que lon ne voit pas non plus mais dont le rayonnement germicide, pour ce qui est des U.V. C, désinfecte totalement lair et les choses en détruisant toutes formes de vie, bactérienne ou virale. Gianluca G Lugli et Gianmaria Sforza Fogliani ont conçu en 1999 ces deux objets reléguant à larrière plan leur aspect formel visible pour se concentrer sur leur rayonnement électromagnétique et sur une interaction physiologique entre lhomme et le mobilier. Boule se présente comme une sorte de table basse constituée dune lampe infrarouge. Ici, cest une idée de confort premier qui est mise en avant : on peut y poser les pieds pour se réchauffer ou bien un habit que lon voudrait plus chaud lorsquon lenfilera. On peut aussi tout simplement y poser une tasse de café qui restera au chaud. Le design est ici de lordre de linvisible et du réconfortant. Jer(e)my est un objet plus inquiétant puisquil propose une sorte de commode à tiroir dans laquelle sont placées des lampes germicides émettant des ultraviolets C. On peut y déposer des petits objets, brosse à dent ou cuillère par exemple, lesquelles seront désinfectées en refermant le tiroir. En travaillant à la frontière du visible, les deux designers italiens ont inventé des objets dont la forme nest quénergie, immatérielle et abstraite : un design dans linvisible totalement efficace. On pense également à cette installation de Dominique Gonzalez-Foerster en 1999 dans la Galerie Jennifer Flay à Paris. Dans une pièce en creux, un long tube-néon de couleur ultraviolet parcourt le bas des murs, créant un horizon. Au centre, trois serviettes de bain sont posées sur le béton. Ici, la mer nest plus représentée par une image figurative, mais par cette ligne de néon rayonnante, comme si tout dun coup, lart ne sadressait plus aux yeux mais à la peau, comme si la qualité de lespace pouvait se résumer à la qualité dun champ électromagnétique. Avec une simple diffusion dUV, on peut bronzer dans la galerie et ce nest pas une métaphore.
Philippe Rahm est architecte de lagence Décosterd& Rahm, associés (Lausanne/Paris) représentant la Suisse à la 8e biennale darchitecture de Venise.
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