Initialement publié dans Sciences et Avenir, Décembre1999, pp. 66-67.
L'art transgénique
Hervé Ratel
Dans la boîte de Pétri, les bactéries se multiplient.L'homme actionne la lampe à UV et innonde de lumière le milieude culture. Les micro organismes se mettent alors à luire, certainesen bleu, d'autres en jaune, en fonction du gène de fluorescencecontenu dans leurs cellules. Par ce geste, l'homme vient de provoquer lamutation de certains d'entre eux, qui ont subi de plein fouet l'impactdes rayons ultraviolets sur l'ADN de leurs cellules. Ca et là, denouvelles bactéries, vertes celles là, sont apparues. L'hommeéteint la lampe.
La scène est classique. Sauf, qu'elle ne se déroule pasdans un laboratoire mais dans une galerie d'art. Et que l'homme n'est pasun chercheur, mais l'un des nombreux participants et spectateurs d'uneperformance unique produite par le Centre d'Art contemporain de Linz, enAutriche : Genesis.
C'est de l'art transgénique et c'est l'oeuvre d'Eduardo Kac.
Avec la venue des nouvelles technologies, la palette de l'artiste modernes'est considérablement enrichie. L'ordinateur, la robotique, Internet,permettent de s'exprimer de manière totalement inédite etde créer de nouvelles formes artistiques. Mais, allons encore plusloin, dit le travail de cet artiste brésilien. Que le pinceau, laglaise, de demain ne soit, ni plus ni moins, que l'être vivant, luimême!
A une époque où les progrès de la génétiquepermettent littéralement de "jouer avec le vivant", l'artistea ainsi décidé de prendre l'expression au pied de la lettre.En créant un art dit "transgénique", il proposede s'amuser avec les organismes génétiquement modifiéset d'en faire des oeuvres d'art à part entière.
"La science, tout comme l'art, précise t-il, procèdentde la même méthode. Les deux font appel à la créativitéet à l'imagination et élaborent des modèles simples,voire simplistes, permettant d'appréhender comment le monde fonctionne".
La démarche de cet artiste touche-à-tout -qui s'est égalementintéressé à l'holographie, la robotique-, part d'unconstat de plus en plus criant de vérité. Ce n'est pas dela science-fiction, juste une légère anticipation sur lespossibilités de la science. Depuis qu'il a fait connaissance avecles gènes, voilà un demi siècle, l'homme n'a eu decesse de développer de nouveaux outils d'observation, de mettreau point de, toujours plus, puissantes méthodes d'analyse et desynthèse, lui permettant de facilement manipuler et modifier levivant. Il y a fort à parier qu'au prochain millénaire, celane devienne un jeu d'enfant. Le "Chimie 2000" de demain serapeut-être une boîte de jeu baptisé "Génétique3000" et permettant, avec un minimum d'accessoires, de construiresoi même, dans sa chambre, son propre OGM ou sa propre protéine.
En attendant, Eduardo Kac met en garde et prophétise : "Lesnouvelles technologies ont muté notre perception du corps humain,d'un système auto-régulateur vers un objet médicalementet techniquement assisté, sans que nous nous rendions compte decette évolution, qui se passe sous notre peau ou à l'échellemicroscopique. Plus que rendre visible l'invisible, l'art se doit d'aiguisernotre conscience sur quelque chose qui est hors de notre vue mais qui nousconcerne pourtant directement. L'ingénierie génétiqueest appelé à avoir de profondes conséquences sur l'artaussi bien que sur la vie sociale, médicale, politique et économiquedu siècle à venir.".
Cet artiste précurseur est à la pointe de la technologieet fait appel à des scientifiques afin de donner corps àses idées. Charles Strom, directeur du département de génétiquede l'Illinois Masonic Medical Center, l'a ainsi aidé pour l'élaborationde son projet Genesis.
La clef de voute de ce travail est un "gène d'artiste",comme le définit Eduardo Kac, un gène synthétiquequi n'existe pas dans la nature et qui est le fruit de la créationhumaine. De façon symbolique, l'artiste a choisi une phrase de laGenèse, qu'il a dans un premier temps, fait traduire en langageMorse, puis en ADN. "La phrase a été choisit pour sesimplications concernant la suprématie de l'homme sur le règnevivant.", précise t-il. "Assujetissez le poisson de lamer, le volatile des ciels, tout vivant qui rampe sur la Terre." "Mais,cette combinaison de science, de religion et d'art n'est pas quelque chosede neuf, indique Eduardo Kac. C'est même une constante. Pensez àla peinture italienne du XVIème siècle. Le sujet étaitle plus souvent religieux. La technique était scientifique, l'utilisationde la perspective. L'approche était artistique. De la mêmefaçon Genesis rend compte de l'interconnection fine entre ces troisdomaines de la pensée humaine."
Le protocole expérimental de clonage et de manipulation du "gèned'artiste "est aussi rigoureux que ceux pratiqués par les biochimistesdans le quotidien des laboratoires. "C'est ce qui m'a intéressédans le projet, raconte Charles Strom. Beaucoup de constructions artistiquess'inspirent de la science, mais peu le font de façon correcte. Laplupart du temps, les concepts et termes scientifiques utiliséssont mal assimilés, mal interprétés et sont justeun prétexte."
Au contraire, pour Eduardo Kac, c'est le sérieux de l'aspectscientifique de l'entreprise qui en fait tout l'intéret. La sciencen'est pas ici un prétexte à faire de l'art. Elle est le moyend'y parvenir. "Bien que très peu connu en France, c'est l'undes artistes les plus brillants de sa génération, déclareAnnick Bureaud, critique d'art, spécialiste des nouvelles technologies.C'est un défricheur et un visionnaire qui emprunte des directionsartistiques totalement innovantes. Par son approche technologique, il nousfait percevoir une nouvelle dimension du vivant."
La première partie de cette performance artistique qui s'estdéroulé au centre d'Art Contemporain de Linz, en Autriche,est maintenant achevée. Dans un second temps, Charles Strom esten train de récupérer les gènes synthétiquesdes plasmides irradiés que les participants et spectateurs de l'oeuvreont mutés en activant la lampe à UV du dispositif. La séquencegénétique va être traduite en sens inverse, de façonà revenir à la phrase biblique originelle, qui a toutes leschances de se trouver grandement altérée. La boucle artistiquesera alors bouclée. "Genesis, conclut Eduardo Kac, se veutégalement une réflexion sur l'age de l'information, une façonde remonter à ses racines, le code génétique et detracer une filiation entre l'ADN, le code Morse -les prémisces dela communication globale-, le langage, et enfin l'Internet".
De la Genèse au gène
La mise en oeuvre du projet d'Eduardo Kac a demandé plusieursmois et l'aide de quelques scientifiques. Tout d'abord, il a s'agit detraduire en code Morse (point et trait), puis en code ADN ( en combinantles quatre type d'acides nucléiques qui se succèdent surla chaîne d'ADN, A, G, T et C), la phrase extraite de la Genèse.Cela donne ainsi : CCCCGCACC, etc.... Ce gène synthétique,complété des séquences indispensables à salecture et sa multiplication, est placé dans un plasmide, un ADNcirculaire. Celui ci contient également un gène qui confèreà la bactérie, une fluorescence bleue. Les eucaryotes dotésde ces plasmides sont alors mis en présence d'autres bactéries,jaunes celles là, exemptes du "gène d'artiste".Mise en scène par Eduardo Kac, la boîte de Pétri devientalors le centre d'une scène d'art contemporain où se cotoientet s'affrontent plusieurs populations d'êtres vivants. Chaque foisqu'un participant, par l'intermédiaire de l'ordinateur placédevant la boîte, via Internet, actionne la lampe, les UV "allument"les bactéries. Mais, ce faisant, les rayons ultraviolets provoquentdes mutations. Sous l'action de l'homme et de sa propre logique, la boîtede Petri est ainsi un monde vivant en miniature en perpétuelle évolution.
Après plusieurs mois, l'exposition vient de se terminer. Pourl'artiste, il s'agit maintenant de voir l'état de son gèneà l'intérieur de bactéries qui ont "bien vécu".Il s'agit aussi de voir, à quoi ressemble la protéine, oul'embryon de protéine, que codait le gène d'Eduardo Kac.Car la machinerie cellulaire est capable de lire toute séquence,même la plus artificielle qui soit, et de la traduire en acides aminés.Ceux ci ont pu alors s'assembler pour former une "protéined'artiste", la première du genre.
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