TÉLESCOPE INTÉRIEUR
Un poème écrit pour et réalisé en apesanteur
Eduardo Kac
Depuis plus de trente ans, j’explore les limites de la poésie et les possibilités d’en étendre la notion aux matérialités de la science et de la technologie. Je crée des poèmes qui ouvrent le langage à des dimensions d’expériences inédites.
Dans les années 1980 et 1990, j’ai développé la poésie holographique et numérique. Ce faisant, j’ai participé à un mouvement mondial qui posait les bases de la Media Poetry (voir mon livre éponyme publié en 2007 chez Intellect). En 2007, j’étais le premier poète en résidence à la Biennale de Poètes en Val-de-Marne ; j’ai réalisé une exposition solo de poèmes holographiques, numériques et biologiques. À cette occasion, la Biennale de Poètes a publié une anthologie de mes poèmes intitulée Hodibis Potax (Paris : Éditions Action Poétique, 2007). Dans cet ouvrage, j’ai publié le manifeste de la Space Poetry, dans lequel je défends l’idée que la poésie s’ouvrira de nouvelles voies lorsque la parole sera libérée des contraintes de la pesanteur.
Télescope intérieur, le tout premier Space Poem, s’articule autour du mot « Moi », qui se présente matériellement comme un objet symétrique en volume. Télescope intérieur n’a ni haut ni bas, ni devant ni derrière. Il se compose d’une lettre qui est une surface plane (M), d’une autre lettre (O) creusée au centre du « M » par un cylindre qui le traverse et représente la dernière lettre du poème (I). En traversant la lettre « O » au centre du « M », le cylindre permet au lecteur de voir de l’autre côté, par le trou que forme le « I ». Cette ouverture étire la lettre « O » aux deux bouts du cylindre, formant un oculaire et évoquant les deux extrémités d’un télescope : depuis l’espace, il nous est possible de pointer nos instruments poétiques sur notre subjectivité et, ainsi, méditer sur notre futur sur Terre et notre expansion dans l’univers.
Vue d’un autre angle, la lettre « M » forme une silhouette humaine. Sous cet angle, la protubérance tubulaire qui surgit du nombril évoque un cordon ombilical coupé et représente l’humanité qui rompt le lien avec ses origines terrestres. La vue d’ensemble de ce poème en volume évoque également la rencontre entre des surfaces et des cylindres si caractéristiques de la forme de la Station Spatiale Internationale (ISS). Télescope intérieur peut aussi faire penser à la forme de Hubble. Quand un astronaute regarde la Terre de l’espace, sa multiplicité lui apparaît dans son unicité : c’est juste notre maison. À l’inverse, dans Télescope intérieur, le « moi », singulier, représente tout un chacun : l’humanité.
Au-delà de sa dimension lyrique, Télescope intérieur contribue de trois manières spécifiques au développement de l’art spatial : 1) c’est le tout premier poème écrit pour et réalisé en apesanteur ; 2) c’est la toute première œuvre d’art fait à la main dans l’espace, en en faisant une œuvre d’art extraterrestre ; 3) c’est la première performance conçue et présentée au-delà de l’atmosphère terrestre selon la formule suivante : « Performance pour 1 spationaute, 1 paire de ciseaux et 2 feuilles de papier. »
J’ai conçu Télescope intérieur de sorte qu’il soit réalisé avec du papier – une matière qui se trouve toujours à bord de l’ISS – et déployé en apesanteur. Sur Terre, cet objet tridimensionnel fragile serait bien vite déformé. Dans l’environnement sans gravité pour lequel il a été conçu, Télescope intérieur ne subit que les forces isotropes de l’apesanteur, qui agissent sur lui de manière égale, le maintenant en suspension dans l’espace, soutenant la forme qui a été pensée pour lui, garantissant sa fonction. Télescope intérieur donne corps à ma vision d’une poésie en apesanteur et au-delà des frontières terrestres, et pousse la création poétique dans une toute nouvelle dimension.