Faites place aux artistes in vitro
Alexandre Piquard
Pas une révolution technologique sans que lart ne sen empare....
Lexplosion des biotechnologies néchappe pas à cette règle.
À travers une série dexpos, une poignée de " bioartistes " tentent
de digérer la révolution biotech. Leur chef de file : Eduardo Kac.
Tout commence par un lapin vert fluo. Eduardo Kac, un artiste brésilien
vivant aux États-Unis, est tombé amoureux de cet " individu merveilleux ",
quil a baptisé Alba. Génétiquement croisé avec une méduse dans les
laboratoires de lINRA (Institut national de recherche agronomique), il a la
propriété davoir le bout des pattes, les oreilles et les yeux qui brillent
si on léclaire à la lumière ultraviolette. Cest pour ce don " unique " que
Kac a voulu en faire le centre dune de ses uvres, légérie de sa nouvelle
passion : " lArt transgénique ". Ce mouvement veut exploiter les
possibilités des biotechnologies et de la génétique. Américains, portugais,
australiens ou anglais, les " bioartistes " sont fiers davoir troqué
latelier pour le labo et mettent eux-mêmes la main à la pâte. Ils appellent
ça le " wet art ", une pratique " humide " et concrète qui sent bon
léprouvette.
Génétique oblige, le bioart naît dans un contexte pour le moins sensible.
Quand Eduardo Kac se rend à lINRA, au printemps dernier, pour convaincre
les chercheurs de le laisser exposer Alba dans le cadre du festival Avignon
numérique, ils sont " un peu surpris mais plutôt séduits " par sa démarche.
Louis-Marie Houdebine, le chercheur qui développe ces lapins de couleur pour
" utiliser leurs cellules comme de simples marqueurs dans des expériences
génétiques ", sengage à expédier Alba dans la Cité des Papes pour fin
juillet. Au dernier moment, pourtant, lenvoi est annulé. Le chercheur
explique : " Le directeur de lINRA a estimé quil valait mieux ne pas aller
jusquau bout, vu le contexte actuel. Quand on voit que dans la presse, les
OGM et la génétique, cest Frankenstein et âneries sur âneries
" Lexpo est
annulée. Les organisateurs dAvignon numérique réagissent immédiatement
contre cette " décision injustifiable " et parlent de " censure déguisée ".
Les médias sen mêlent. Lart transgénique fait son entrée en France par "
laffaire du lapin vert ", toujours en cours.
Les " poupées du souci "
Hors des conventions, le bioart change le travail des artistes au quotidien.
Avant dapprocher le moindre microscope, les artistes doivent dabord
convaincre les scientifiques et apprendre à collaborer. Pour monter leurs
étranges " poupées du souci ", les australiens Oron Catts et Ionat Zurr ont
dû sinstaller, pendant un an, dans les services de recherche du
Massachusets General Hospital à Boston. " Les poupées font partie de notre
Tissue Culture and Art Project, qui consiste à utiliser la culture de
tissus humains in vitro comme nouveau medium de création sculpturale ",
explique Oron. Après avoir observé pendant quelques mois les médecins
développer les tissus organiques pour des greffes, ils ont pu travailler
sans surveillance et, finalement, monter leur première expo. En septembre
dernier, les sept poupées en vraie peau et évoquant, chacune, une peur
humaine ont été présentées au festival davant garde technologique Ars
Electronica, en Autriche. Pour gagner encore en efficacité, Catts et Zurr
ont lancé, en mars 2000, SymbioticA, " un studio de recherche et de
développement artistique ", carrément installé dans le laboratoire
danatomie dune université australienne. SymbioticA accueille deux
résidents depuis avril 2000 et devrait devenir plus actif au printemps
prochain, quand Catts et Zurr rentrerons en Australie. Disposant des fonds
nécessaires, leur " labo artistique " est désormais assuré de survivre. Ce
nest pas le cas de tous. Le bioart coûte cher et la petite communauté des
artistes transgéniques a souvent recours au système D.
Ainsi, pour réaliser leurs " Portraits sur herbe génétiquement modifiée ",
le couple dAnglais Acroyd et Harvey a profité dun programme de recherche à
but commercial. Ils se sont acoquinés avec des chercheurs qui, au Pays de
Galles, développent la " stay green grass ", un type dherbe transgénique
qui reste toujours verte et dont la commercialisation est prévue pour 2002.
Heather Acroyd explique : " Nous avons découvert que, dans certaines
conditions, cette herbe verdit en proportion de la lumière quelle reçoit.
Il est donc possible dobtenir tout un spectre de nuances, un peu comme sur
du papier photographique noir et blanc. " Les scientifiques et les artistes
ont trouvé un terrain dentente et se sont alliés : " Nous avons gagné
ensemble les 30 000 euros du Art and science award de LOréal en janvier
2000. " En 1997, ils avaient déjà été les premiers à recevoir la bourse "
dart scientifique " de la fondation du labo pharmaceutique Glaxxo Wellcome,
qui a financé un an de leur travail. Les groupes privés commencent à
comprendre que ces drôles de créateurs sont aussi un bon moyen de promo.
Novartis, poids lourd des OGM, était, en 1999, lun des sponsors du festival
Ars Electronica, qui réunissait artistes et savants autour du thème de "
Life science ". Drôle de mélange
À trop vouloir faire comprendre la révolution biotechnologique en cours, les
bioartistes sexposent à lincompréhension du public, voire à des réactions
de rejet. Cest ce qui arrivé à Joe Davis, un artiste qui développe des "
molécules artistiques " au MIT (Massachussets Institute of Technology). Le
principe de son art : introduire dans des cellules vivantes des messages
écrits ou des symboles graphiques, traduits en code ADN. En juin dernier, il
a été violemment pris à partie lors dune conférence quil donnait à Banff,
au Canada. " Des écologistes et des fermiers bio assimilaient mes uvres au
problème de la mondialisation, du féminisme ou des trains de fret qui
tuaient les ours dans le nord du pays
On se serait cru aux manifs contre
lOMC à Seattle ! " Face à ce genre de réactions, les bioartistes souffrent
du syndrome de lavant-garde incomprise. Joe Davis senthousiasme sur la
portée symbolique de ses uvres. Le public, lui, ne voit que des bactéries
baignant dans un liquide. " Pour lire le message, il faut aller dans un
laboratoire et déchiffrer le code ADN. À Ars Electronica, nous avions
construit un labo pour que les gens voient par eux-mêmes et puissent nous
poser des questions. "
La même année, lors du même festival, Marta de Menezes na rencontré un réel
succès quauprès des enfants, ravis dêtre entourés par ses étranges
papillons. Elle a pourtant travaillé pendant des semaines dans un labo
hollandais pour dessiner, par manipulation biologique, des motifs sur les
ailes des insectes. La jeune peintre portugaise a orienté les dessins en
perçant une à une les chrysalides avec une aiguille. " Même dans des
disciplines très technologiques, comme la réalité virtuelle, on ne ressent
pas le même besoin de comprendre comment les choses ont été fabriquées. Nous
devons sans cesse expliquer notre façon de procéder ", explique Marta de
Menezes. Elle continue pourtant sur sa lancée et prépare actuellement un
projet de " peinture cellulaire " avec un labo londonien. Sa nouvelle uvre
utilise la même technologie que les protéines fluorescentes dAlba mais
permet de choisir la couleur et lemplacement des chromosomes.
Paranoïa des médias
LAustralienne Natalie Jeremijenko, artiste et chercheuse en science
informatique au Center for Advanced Technology de luniversité de New York,
trouve que cest justement parce quil oblige le public à réfléchir que le
bioart est intéressant. " Lart est très précieux pour engager le dialogue
sur des thèmes rarement abordés ", résume-t-elle. Elle a récemment présenté
six arbres clonés aux visiteurs de Paradise Now, une expo qui sest tenue à
New York du début septembre à la fin octobre. En " activiste ", elle cherche
à prouver que les explications que nous donne la génétique sont partiales :
" Mes arbres ont tous le même code génétique et ont tous été élevés dans un
environnement rigoureusement identique. Pourtant, les gens voient bien
quils ne sont pas tous exactement pareils. " Face au secret des labos
privés et à la paranoïa des médias, le bioart devrait assumer seul le devoir
déveiller le sens critique. " La grosse différence entre lart et la
science, cest que les chercheurs ne sont jamais directement responsables
devant le public, alors que les artistes sont beaucoup plus exposés. "
En épousant la biotechnologie, les artistes en deviennent, de fait,
solidairement responsables. Et se doivent, dans leur pratique, damener des
réponses aux questions éthiques quils soulèvent. Quelle place dans le monde
pour les " chimères ", les " merveilleux " monstres dont rêve Edouardo Kac ?
Quelle responsabilité pour lartiste qui expérimente sur le vivant ? Tous
invités au cours d" Art et Biologie " que dirige Kac à la fac de
Washington, les bioartistes se rencontrent dans des conférences, au MIT ou à
Oxford. Tous gardent le contact par e-mails. Pour Joe Davis, leur "
communauté ressemble un peu à celle des biologistes moléculaires, il y a
quinze ans. " Au contact des scientifiques, elle en adopte les méthodes. "
Lart daujourdhui est comme la science, il nécessite de plus en plus de
collaboration. Les artistes ont intérêt à rapidement se faire à cette idée.
" Et Joe Davis dannoncer la naissance dun mouvement mondial et
multidisciplinaire. Un réseau qui, comme à lépoque de la Renaissance,
unirait scientifiques et artistes dans un même idéal de lHonnête Homme.
Génétiquement modifié ?
Eduardo Kac : www.ekac.org
Ars Electronica : www.aec.at
Paradise Now : www.exitart.org
Natalie Jeremijenko : cat.nyu.edu/natalie/
Oron Catts et Ionat Zurr : www.tca.uwa.edu.au/
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