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Eduardo Kac / DR |
En quoi consiste votre cours "Art et Biotechnologies" ?
Jenseigne lart trois jours par semaine à lÉcole de l'Institut D'Art de Chicago, dans tous les domaines. Mon séminaire sur lart et les biotechnologies est divisé en trois parties : les implications idéologiques des biotechnologies, puis la pratique artistique dans ce domaine, enfin la notion de sens dans les sciences de la vie. Dans la deuxième partie, nous remontons par exemple jusquà lart dans le mouvement écologique des années 60. Sinon, jorganise la visite des artistes qui utilisent les biotechnologies aujourdhui. La troisième partie porte sur la communication entre les êtres vivants, des bactéries à lhomme. Nous analysons la rhétorique des biotechnologies.
Comment avez-vous eu lidée de faire dun lapin fluorescent le centre dune uvre ?
Le fil directeur de mes 20 ans de travail artistique est dapporter une réflexion sur la communication. Les uvres conventionnelles offrent un message unidirectionnel au spectateur et le laissent hors du dialogue. Avec lart transgénique, il y a une interaction "dialogique". Comme elle implique dautres êtres vivants, luvre est imprévisible et ne peut être contrôlée. Cest cet espace de dialogue qui est luvre et non le lapin lui-même.
En 1986, je métais déjà intéressé à un concept que javais appelé les "télérobots". Lidée était dêtre dans son corps à travers un "art de téléprésence par le Réseau". On commandait à distance une sorte de corps virtuel par un réseau comme Internet, mais on restait seul avec soi-même. Jai ensuite eu envie dy ajouter du dialogue en introduisant dautres êtres vivants, pour créer une sorte décosystème artistique. Jai appelé ça la "biotélématique", qui consiste à coupler un réseau à un système biologique. En 1996, jai fait une uvre dans laquelle jai planté une graine végétale dans une pièce noire dont le plafond était constitué décrans dordinateurs. Jai ensuite demandé à des internautes de pointer leur webcam sur le soleil pour envoyer de la lumière à la plante par Internet. La plante grandissait donc grâce aux participants du monde entier qui se connectaient via mon site. Lécosystème était donc plus complexe.
Aujourdhui, avec ce que jappelle lart transgénique, je tends vers une expression culturelle nouvelle, en tant quartiste mais aussi comme citoyen. Les biotechnologies vont nous affecter tous. Se rendre compte que nous partageons une très grande partie de notre génome avec les autres êtres vivants ne peut que soulever des questions sur notre identité dhomme. Mon art pose cette question, alors que toute notre histoire et notre philosophie nous apprend que lanimalité et lhumanité sont diamétralement opposées. En tant quartiste, je veux partager les questions et les réponses avec les autres.
Ne croyez vous pas quil est difficile de comprendre votre démarche, vu le contexte hautement polémique qui entoure les manipulations génétiques ?
Si vous promouvez le dialogue, vous ne pouvez pas tout contrôler. Mon uvre est donc une bonne occasion de dialoguer, sachant que je ne cherche pas à convaincre à tout prix. Cest une question de conventions culturelles. Tout nouvel art qui na pas encore de tradition est toujours mal compris.
Montrer un lapin fluorescent ne participe-t-il pas à la tendance "foire aux monstres" que lon voit beaucoup, notamment dans les modifications corporelles ?
Jespère que ceux qui seraient choqués en voyant Alba, mon lapin, arriveront à dépasser le stade de la surprise ou du dégoût. Je nai jamais dit quAlba lui-même était une uvre dart. Je lai justement appelée Alba, blanc en latin, pour contrebalancer le côté fluorescent et affirmer que cest aussi un lapin albinos comme les autres. Alba nest pas un monstre. Il est à la fois différent et identique à tous les autres. Ce qui mintéresse, cest de voir si la génétique va nous amener à souligner les similitudes entre les êtres vivants ou leurs différences.
Que pensez-vous des biotechnologies et des manipulations génétiques ?
Tout le débat dans ce domaine est fondamentalement bipolaire et je ne suis pas bipolaire ! Tout noir ou tout blanc, cela ne laisse aucune subtilité. Lart peut justement aider à recréer le dialogue entre ces deux côtés opposés. La génétique apporte naturellement des bonnes et des mauvaises choses. Je ne peux que me réjouir de voir des cas comme celui du petit garçon fécondé in vitro par des généticiens pour être compatible avec sa sur gravement malade [en octobre 2000, NDLR]. Ça ne veut pas non plus dire que tout est bon... Je mintéresse à la complexité des situations et à la façon dont lart peut y intervenir.
Vous parlez souvent de la responsabilité de lartiste. Quelle est-elle sil crée une forme de vie nouvelle, avec tout ce que cela comporte dimprévisible et dirréversible ?
Dici 5 ans, on pourra effectivement inventer des êtres totalement nouveaux. Ce sera sûrement des organismes plutôt petits au début, denviron 300 gènes. Je ne veux pas dire si je ferais une uvre de ce type, mais javoue que cest intriguant. Serons-nous préparés à cela ? Quelle place dans le monde pour ces nouveaux êtres ? Dans Le concept de la responsabilité de lartiste transgénique, la question centrale est : les nouveaux êtres mis au monde sont-ils aptes à vivre une vie épanouie et ne provoquent-ils pas de désastres écologiques ? Nous prenons tous un soin extrême dans nos uvres. Les techniques employées doivent être scientifiquement banalisées et inoffensives. Cest le cas de la modification génétique au GFP [green fluorescent protein, protéine utilisée pour rendre le lapin fluorescent, NDLR], qui est largement employée depuis 5 ans, même sur des humains. Cest pour cela que je communique sans cesse avec des scientifiques comme les gens de lINRA.
Mais le concept de "vie épanouie" pour un animal est avant tout une question de point de vue, ou de convention sociale
Tout à fait. Dailleurs, cest depuis larrivée de la biologie moléculaire et de la génétique que lon a fait plus de recherches sur la différence entre déviance biologique et sociale. Par exemple, alors que beaucoup dhomophobes ont longtemps soutenu que lhomosexualité était génétique, on a en fait trouvé ce genre de comportement chez presque toutes les espèces vivantes. La différence entre le construit et le naturel est donc réelle. Pour ce qui est de savoir ce qui fait quun animal se sent bien, lavènement de léthologie cognitive a amené de grands progrès. Elle a pour but de comprendre linteraction entre lêtre et son environnement, du point de vue de lanimal. Jai beaucoup lu de textes dans ce domaine et ces questions ont de plus déjà été soulevées par des artistes : comment un cheval voit-il le monde ? Quest ce que ça fait dêtre une chauve-souris ? Mais votre question nous place de toute façon sur le terrain de la spéculation. Il y a beaucoup à apprendre. Nous ne savons même pas qui nous sommes en tant quhommes. Nous faisons de notre mieux pour les êtres en question et je crois que lon sent sil sont heureux ou pas. Alba est un individu merveilleux et je nessaierais pas de créer quelque chose qui pourrait être monstrueux.