http://www.tribunes.com/tribune/alliage/33-34/kac.htm
Depuis douze ans, je travaille sur les systèmes de télécommunicationen tant que forme d'art, particulièrement avec des médiasaccessibles tels que minitel, fax et télévision àbalayage lent. Depuis 1989, en collaboration avec Ed Bennett, je développece que j'appelle l'art de la téléprésence, fondésur des explorations uniques de la télérobotique. Le mottéléprésence se réfère à l'expériencesensorielle de sa propre présence dans un espace lointain (et nonà la sensation de la présence lointaine de quelqu'un d'autre,comme c'est souvent le cas au téléphone). Je développeégalement des installations télématiques qui fusionnentles espaces virtuels et physiques dans une relation d'interdépendance.à la poursuite de nouvelles possibilités esthétiques,j'ai épousé deux stratégies, qui sont l'hybridationdes technologies et l'exploration des aspects cachés du nouveaupaysage médiatique. De cette façon, j'utilise les médiasde télécommunication pour faire imploser leur logique unidirectionnelleet créer, dans le domaine du réel, un nouveau genre d'expériencedonnant priorité aux propositions démocratiques et aux dialogues.
En 1989, j'ai développé avec Ed Bennett le télérobotOrnitorrinco (ce qui veut dire ornithorynque en portugais), entièrementmobile et sans fil, conçu à l'origine pour créer desexpériences artistiques téléprésentielles surle réseau téléphonique accessible et familier.
Le schéma ci-dessous illustre la structure de base de cette oeuvre,telle qu'elle était alors conçue : lieu 1, le participantpousse des boutons sur le clavier de téléphone pour fairebouger le télérobot au lieu 2 en temps réel. J'aitransformé le clavier du téléphone en grille cartésienne,de façon à ce que, lorsque vous appuyez sur le numéro2, vous vous déplacez vers l'avant dans un espace lointain en tempsréel. Quand vous poussez les numéros un, quatre et sept,vous tournez à gauche. Quand vous touchez les numéros 3,6 et 9, vous tournez à droite. Avec la touche 8, vous pouvez vousdéplacer en arrière. La touche 5 vous permet de vous arrêterau milieu d'un mouvement. Et aussi de saisir et de transmettre àvous-même une image actuelle de l'espace lointain, du point de vuedu télérobot.
Les espaces lointains d'Ornitorrinco ont toujours étéconstruits à l'échelle du télérobot, invitantainsi les spectateurs à abandonner temporairement l'échellehumaine et à regarder un monde nouveau à partir d'une perspectiveautre que la leur. De quatre-vingt-neuf à quatre-vingt-treize, j'aicréé plusieurs oeuvres de téléprésence,y compris Ornitorrinco à Copacabana et Ornitorrinco surla Lune (avec Ed Bennett). Au cours de notre événementinternational de téléprésence, Ornitorrinco enEden, réalisé en quatre-vingt-quatorze, nous avons hybridéinternet avec la télérobotique, les espaces physiques, leréseau téléphonique, le système cellulaireparallèle et la vidéo digitale. Cela a permis aux participantslointains de décider où ils allaient, ce qu'ils voyaientdans un espace lointain via internet. Dans cette oeuvre, les participantsanonymes ont partagé simultanément le corps du télérobot,le contrôlant ensemble et regardant en même temps àtravers son regard. Les participants recevaient des vidéos digitalesvia internet à partir du point de vue d'Ornitorrinco, etutilisaient le réseau téléphonique pour transmettredes signaux de contrôle en temps réel. Puisque Ornitorrincoest entièrement mobile et sans fil, il se déplaçaitlibrement dans l'espace. Cette oeuvre avait trois noeuds de contrôleaux Etats-Unis (à Seattle, Lexington et Chicago), et de nombreuxnoeuds visuels sur internet autour du monde (y compris en Allemagne, Finlande,Irlande, Canada, et dans beaucoup d'autres pays).
Toujours en 94, j'ai créé en collaboration avec Ikuo Nakamuraune oeuvre intitulée Essai concernant la compréhension humaine.Dans cette oeuvre, un oiseau en cage, dialogue avec une plante qui se trouveà mille kilomètres en utilisant une ligne téléphoniquerégulière. Placé au milieu du Centre d'art contemporainà Lexington, dans le Kentucky, le canari jaune se trouvait dansune cage cylindrique blanche à la fois grande et confortable, ausommet de laquelle étaient installés des cartes électroniques,un haut-parleur et un microphone. Un disque transparent de plexiglas séparaitle canari de l'équipement relié au réseau téléphonique.à New York, au Hall des sciences, une électrode étaitplacée sur une feuille de la plante pour enregistrer ses réactionsau chant de l'oiseau. La fluctuation du voltage de la plante étaitsurveillée par un logiciel Macintosh appelé Interactive Brain-WaveAnalyzer (Analyseur interactif d'ondes cérébrales).Les informations recueillies étaient introduites dans un autre Macintoshopérant un programme appelé Max, contrôlant un clavierMidi. Les sons électroniques étaient pré-enregistrés,mais l'ordre et la durée déterminés en temps réelpar les réactions de la plante au chant de l'oiseau.
Quand cette oeuvre fut présentée au public, l'oiseau et laplante réagissaient mutuellement plusieurs heures chaque jour. Leshumains aussi réagissaient réciproquement avec l'oiseau etla plante. En se tenant près de la plante et de l'oiseau, ils modifiaientimmédiatement leur comportement. Quand les humains étaienttout proches, l'interaction était davantage accrue par les changementsconstants de comportement de l'oiseau et de la plante. Ils réagissaienten chantant encore plus, en activant d'autres sons, ou en gardant le silence.
Je pense que cette oeuvre est une évocation de la solitude humaine: un animal captif s'adresse à une plante par téléphone,le canari chante espérant une compagne ; à la place, au boutdu fil, un membre d'une autre espèce, loin de lui. S'agit-il vraimentde communication ? Il est clair qu'une augmentation quantitative des moyensde communication ne se traduit pas en un changement qualitatif des communicationsentre personnes.
En 95, mon oeuvre Rara Avis, installation de téléprésencereliant par réseau une volière à internet, au web,et au MBone, fut présentée à Atlanta dans le cadredu Festival olympique d'arts. Réalisée au Centre d'art contemporainNexus d'Atlanta, dans le courant de l'été 96, Rara Avisétait placée sous la direction technique d'Ed Bennett. Portantun casque stéréoscopique, la spectatrice percevait la volière,et pouvait s'observer dans cette situation, du point de vue de l'ara. L'installationétait constamment reliée à internet. à traversle net, les participants lointains observaient la volière du pointde vue de l'ara télérobotique, ils utilisaient leurs microphonespour déclencher le dispositif vocal de l'ara télérobotique,entendu dans la galerie. Le corps de l'ara télérobotiqueétait investi en temps réel par les participants qui se trouvaientsur place et les participants internet du monde entier. Les sons contenusdans l'espace, mélange de voix humaines et de chants d'oiseaux,se propageaient jusqu'aux participants lointains à travers internet.L'oeuvre peut être perçue comme une critique de la notionproblématique d'exotisme, concept qui révèle plusde choses sur la relativité des contextes et la conscience limitéede l'observateur que sur le statut culturel de l'objet d'observation. Cetteimage du différent, de l'autre, incarnée par l'ara télérobotique,était dramatisée par le fait que le participant adoptaitmomentanément le point de vue de l'oiseau rare.
Cette oeuvre créait un système auto-régulateur dedépendance réciproque, dans lequel les participants locaux,les animaux, un télérobot, et les participants lointains,réagissaient réciproquement sans direction, ni contrôleni intervention extérieure. Comme l'oeuvre mélangeait entitésphysiques et non-physiques, elle fusionnait les phénomènesperceptuels immédiats avec une conscience accrue de ce qui nousaffecte, mais qui est absent du champ visuel et éloigné.Les participants locaux et en ligne ont éprouvé l'espacede façon complexe et différente. L'écologie localede la volière était affectée par l'écologieinternet et vice-versa.
Mon intérêt pour la création de systèmes interdépendantsauto-régulateurs, simultanément dans les espaces virtuelset physiques, m'a conduit à créer mon oeuvre suivante, produitejuste après les Jeux olympiques. L'oeuvre était intituléeTéléportation d'un état inconnu (Teleportingan Unknown State), et fut exposée dans le cadre du SiggraphArt Show de 96, au Centre d'art contemporain de la Nouvelle-Orléans.Cette oeuvre reliait le Centre d'art contemporain, à la Nouvelle-Orléans,à l'espace sans lieu d'internet. Dans la galerie, le spectateurvoyait une installation : de la lumière, projetée àpartir d'un cercle se trouvant au plafond, rompait l'obscurité ambianteet atteignait un piédestal, où spectateurs et participantsdécouvraient une seule graine. De sites lointains répartisautour du monde, des individus anonymes pointèrent leurs camérasdigitales vers le ciel et transmirent la lumière du soleil àla galerie. Les photons saisis par les caméras étaient réémisdans la galerie à travers le plafond. Un projecteur vidéodissimulé, servant de sortie pour la liaison internet, projetaitcontre le carré de terre l'interface dématérialiséed'un Macintosh avec un fond sombre, de façon à ce que laplante n'utilise pour pousser que la lumière lui parvenant en directpar vidéo digitale. Les images vidéos transmises de payslointains étaient dépourvues de contenu représentationnel,et utilisées comme conducteurs de véritable vagues de lumière.Le processus de la naissance, de la croissance, et de la mort possiblede la plante était diffusée en direct au monde entier viainternet tout au long de l'exposition. Tous les participants pouvaientobserver le processus. Après l'exposition, j'ai replantél'organisme vivant (qui avait atteint la taille de soixante centimètres)près d'un arbre à l'extérieur du Centre d'art.
Grâce à la collaboration d'individus anonymes, des photonsémis à partir de villes et pays lointains furent téléportésjusqu'à la galerie et utilisés pour donner vie à uneplante petite et fragile. Les participants partageaient la responsabilitéde prendre soin de cette plante du début à la fin de l'exposition.Cette oeuvre était fondée sur un renversement de la topologiehabituelle de transmission, où l'information est transmise par unindividu vers de nombreuses personnes. Dans l'oeuvre Teleporting an UnknownState, la lumière était transmise par plusieurs personnesvers un même et unique objet. L'oeuvre mettait en évidencel'utilisation potentielle du net pour distribuer des ressources naturellesvers les endroits qui en ont le plus besoin, et donnait au réseauun sens de responsabilité sociale collective et de systèmeau service du maintien de la vie.
Toujours en 96, j'ai participé (avec Ed Bennett) à la QuatrièmeBiennale de Saint-Pétersbourg, en Russie, avec un événementdialogique de téléprésence intitulé Ornitorrincodans le Sahara, reliant Saint-Pétersbourg à deux sites setrouvant à Chicago. Le terme " événement dialogiquede téléprésence " se réfère àun dialogue entre deux participants éloignés réagissantréciproquement dans un lieu tiers à travers deux corps autresque les leurs. L'un des directeurs de la Biennale de Saint-Pétersbourg,Dimitri Choubine, a utilisé un vidéophone noir et blanc pourcontrôler (à partir du Musée d'histoire de Saint-Pétersbourg)le télérobot sans fil Ornitorrinco (situé àl'Ecole à Chicago) et pour recevoir des réactions (sous formed'images vidéos séquentielles) du point de vue du télérobot.Au même moment, mon propre corps était enveloppé dansun vêtement de téléprésence sans fil qui m'atransformé en télécyborg, ou téléborg,aveugle. Le corps humain dépossédé était contrôlé,par liaison téléphonique seulement, par l'artiste et historiennede l'art Simone Osthoff de la galerie Aldo Castillo. L'alimentation vidéoen couleur du corps humain était transmise en direct vers un autreespace se trouvant dans le même immeuble du centre ville de Chicago,permettant aux spectateurs locaux, surpris et non au courant de la situation,d'assister à l'expérience dialogique en temps réel.Pendant l'événement, alors que télérobot ettéléborg étaient contrôlés à distance,s'est déroulée une situation dialogique unique. Alors queSimone Osthoff contrôlait le comportement de mon corps, je craignaisle moment où j'allais heurter un mur ou un pilier, me retrouveraccidentellement dans l'ascenseur, ou me heurter contre un passant ou letélérobot. Oshtoff, qui était aussi momentanémentaveugle et pleine d'égards envers ma privation sensorielle, me parlaitdoucement et faisait des pauses intermittentes, commandant le corps avecprudence. Au début, Choubine, qui n'avait nullement conscience dece qu'il contemplait, alternait le comportement de son hôte télérobotiquepour se propulser lui-même le long du couloir et naviguer dans d'autresparties de l'espace et pour engager le téléborg directement.Occasionnellement, il y eut contact physique entre le télérobotet le téléborg.
La dernière pièce que j'ai présentée (avecEd Bennett) en 96 était une installation de téléprésenceen réseau intitulée Uirapuru, le webot, voyage autourdu monde en quatre-vingts nanosecondes, de la Turquie au Pérou etretour. Cette oeuvre fut présentée dans le cadre de l'expositiond'art robotique " Métamachines : où se trouve le corps? ", réalisée à la galerie Otso, à Espoo,en Finlande, et faisait partie du Festival MuuMedia. Uirapuru estle nouveau télérobot qui porte le nom d'un oiseau d'Amazonie,à la fois réel et légendaire. Uirapuru estun webot, c'est-à-dire un télérobot entièrementmobile et sans fil, créé pour être contrôléen temps réel via le web, et pour fournir, à travers lui,différents types de réactions. Pour cette exposition, lewebot Uirapuru était à mi-chemin dans sa phase demutation et était exposé avec son système nerveuxtemporairement implanté sur le corps d'Ornitorrinco.
Cette installation était divisée entre deux espaces lointains,reliés au web. Le public avait accès au rez-de-chausséede la galerie Otso, alors qu'Uirapuru, le webot, naviguait dansson nid, à l'étage inférieur. Le public pouvait aussiabandonner le contrôle du corps du robot et descendre pour agir réciproquementavec le webot et les deux dindes vivantes. Ce qui était vu dansl'espace supérieur -- la page (interface) du web avec des réactionsvidéo couleurs en direct et en temps réel -- étaitpartagé sur le web avec des spectateurs lointains, sous forme d'imagescouleur séquentielles. Les éléments constituant lenid du webot et des dindes forment un commentaire métacritique,et parfois humoristique, de l'état actuel du développementdu web. L'espace était surmonté d'un filet de mailles grossièresenveloppant le tout. Répartis à travers l'espace, des graffitidirectionnels, telles des flèches indiquant " Tournez àgauche " et " Par ici " (toutes deux pointant en directiond'un coin) offraient un commentaire humoristique sur la métaphorede l'inforoute. Coexistant et agissant réciproquement avec Uirapurudans le même espace, deux dindes, oiseaux réputés dene pas être des plus intelligents, s'occupaient simultanémentde leurs affaires, représentant la sotise des technophobes et l'apathiedes technophiles. Les dindes raisonnaient aussi, d'une manière subtileet comique, avec les mots Turquie et Pérou du titre : ces deux motsreprésentent des pays différents et le même oiseau,le premier en anglais (en anglais dinde et Turquie se disent turkey etTurkey) et le second en portugais : les deux langues que j'utilise le plus.
À présent, je suis en train de développer de nouveauxconcepts qui prolongent et élargissent le projet Uirapuru.Je commence aussi à développer des concepts pour des oeuvresfutures qui adresseront les problèmes soulignés dans cettecommunication et les dirigeront vers des territoires télématiques,biologiques et téléprésentiels nouveaux.