VSD, N°1321 du 19 au 25 décembre 2002, Paris, pp. 62-65.


Eduardo Kac. À Chicago, il érige en œuvre des organismes vivants génétiquement modifiés. Artiste visionnaire ou apprenti sorcier?

PASCALE TOURNIER

L’œil vif, le cerveau en ébullition.
Eduardo Kac est en pleine phase créatice. Au cours de la conversation, qui passe du goût du café brésilien aux rapports entre l’homme et l’animal depuis l’Antiquité, ce professeur à l’Institut d’art de Chicago parle de son nouveau projet artistique. Dans un laboratoire de biologie moléculaire de l’université du Minnesota, il a conçu une œuvre constituée d’organismes vivants génétiquement modifiés. Les oreilles percées, témoins de ses années de “performer” sur les plages de Rio, Eduardo Kac n’en est pas à son coup d’essai.
Sa première œuvre transgénique est “Alba”, une lapine vert fluorescent génétiquement “croisée” avec une méduse. L’idée jaillit en 1998, un an après la venue au monde de la brebis Dolly. Kac, qui a toujours nourri son art des dernières évolutions technologiques, rêve de créer un chien transgénique et de l’élever avec sa femme et sa fille. “La technique n’etait pas au point pour le chien, mais pour le lapin oui, confie Eduardo. On m’a parlé de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique).” Les scientifiques de l’institut français possèdent le savoir-faire. Ils acceptent de lui créer une lapine qui a reçu un gène de méduse. Kac souhaitait l’exhiber dans le cadre d’une exposition sur l’art numérique à Avignon, en juin 2000.
Au dernier moment, crise de la vache folle aidant, l’Inra se rétracte.
Le lapin vert est devenu l’emblème de Kac. Réprésenté sur un drapeau, il orne désormais l’entrée de son pavillon de la banlieue de Chicago.
Dans le frigo, coincée entre un morceau de cheddar et une boteille de soda: une drôle de boîte ronde, en plastique. À l’intérieur, les bactéries de son projet Genesis qu’il envoie régulièrement par Federal Express pour des expositions au Japon, en France, en Espagne.
À la demande d’Ars Electronica, festival autrichien sur les nouvelles technologies, Eduardo Kac s’est lancé dans la fabrication d’un gène artificiel en 1999. Le sémiologue et linguiste de formation a choisi une phrase de la Genèse: “Dominez le poisson de la mer, le volaille des cieux et tout être vivant qui rampe sur la terre”, qu’il a fait traduire en morse, puis en langage ADN. Placé dans une boîte ronde, le gène évolue au milieu d’autres bactéries. En manipulant une lampe à ultra-violets, le spectateur accélere l’interaction entre ces micro-organismes et leur mutation.
Les scientifiques, comme Charles Strom, directeur du département de génétique à l’Institut californien Nichols, collaborent avec enthousiasme à sa démarche.

“Peut-on manipuler le vivant au nom de l’art?”

Une galerie d’art, située dans un quartier branché de Chicago. Sur les murs, d’immenses reproductions d’articles de journaux liés à la polémique du lapin vert. Alors que la directrice de la galerie, Julia Friedman, cherche dans la réserve des tee-shirts floqués “Alba”, Eduardo montre une minividéo du Huitième Jour, sa dernière installation, réalisée grâce à une vingtaine de scientifiques de l’université d’État d’Arizona. Sous un dôme en plastique, des souris vert fluo bougent, au milieu de plants de tabac, d’amibes et de poissons de la même couleur. Les créatures ont été dotées du gène GFP, qui donne la fluorescence. Coût de l’opération, financée par des fondations et l’université d’Arizona:
80 000 dollars. “Le Huitième Jour a été présenté pendant une semaine seulement. Le projet était très lourd: cinq personnes devaient en surveiller le bon fonctionnement au quotidien”, précise Kac.
Eduardo Kac dérange. Le Brésilien fait resurgir de nos mémoires des vieux fantômes, tels que le docteur Frankenstein, mais aussi le espectre de l’eugénisme. “Il alimente la peur du public face aux OGM, en offrant une mauvaise image des utilisations de la transgenèse”, s’emporte le généticien André Langaney. Pour Jacques Arnould, chargé de mission pour les questions éthiques au Cnes, son travail pose d’innombrables questions: “Peut-on manipuler le vivant au nom de l’art? Peu-on parler d’œvre d’art?” Annick Bureaud, critique d’art spécialiste des nouvelles technologies, voit au contraire “un artiste visionnaire qui met en perspective notre époque techno-scientifique.” Eduardo Kac ne se pose ni en scientifique ni en démiurge fou, mais en observateur actif des mutations contemporaines. C’est là son intérêt. “Les progrès actuels en génétique bouleversent la vie sociale, médicale, politique, philosophique et économique.".
En attendant sa nouvelle œuvre, Eduardo Kac reste obsédé par son lapin vert: “Je veux élever un animal transgénique. J’attendrai la fin de ma vie s’il le faut.” À 40 ans, il reste toujours vert, l’animal.


Back to Kac Web